Lorsqu'elle se réveilla le lendemain, Dia se sentait beaucoup mieux. Les peurs de la nuit avaient disparu, effacées par la présence réconfortante de son Fantôme, dissipées par les premières lueurs du jour. Il n'en restait plus qu'un vague souvenir, quelques bribes de songe indistinctes condamnées à l'oubli. C'est souriante que la jeune femme descendit l'escalier, les cheveux parfaitement coiffés et la tenue bien ajustée.
Marylène était assise en bas, dans son fauteuil habituel, brodant tranquillement. Quand la servante entra, elle leva les yeux vers elle, ralentissant à peine le rythme de son aiguille. Dans son regard se lisait un mélange de mépris et de dégoût – mais Dia s'y était faite. La bourgeoise secoua la tête, réprobatrice.
– Tu m'as l'air de bonne humeur, lâcha-t-elle sèchement.
Surprise, la jeune femme s'immobilisa. Qu'avait-elle fait de mal ?
– Oui madame, répondit-elle prudente.
– On dirait que cela te réussit bien de te lever tard.
Dia jeta un bref coup d'œil par la fenêtre et vit que le jour était levé depuis longtemps. D'ordinaire, la jeune femme se réveillait lorsque les premiers rayons du soleil filtraient par sa lucarne – quand ils venaient caresser son visage, c'est qu'il était temps de sortir du lit. Elle se maudit de s'être endormie si tard la veille.
– Excusez-moi madame.
Marylène ne releva pas, se contentant d'un bref regard désapprobateur. Les excuses étaient acceptées.
– Va chercher l'eau. Et dépêche-toi, tu as du travail.
La bourgeoise se concentra à nouveau sur son ouvrage. Dia, comme elle ne la regardait plus, esquissa un sourire, car elle appréciait aller à la fontaine. Du moins à l'aller, quand les seaux étaient encore vides et légers. Ainsi, elle échappait, perdue dans ses pensées, au regard condescendant de Marylène.
Dia empoigna les seaux de bois et s'en alla, loin de la présence dédaigneuse de la bourgeoise.
Les rues de Diluculum étaient tortueuses, et il était aisé de se perdre dans ce labyrinthe jonché d'immondices. Ici, une commerçante vantait à grands cris la saveur de ses tourtes. Là, une petite bande d'enfants dépenaillés se couraient après en riant, évitant de justesse quelques oies livrées à elles-mêmes. Les bâtons qui leur faisaient office d'épées menaçaient souvent de faire trébucher les passants, mais ils ne semblaient même pas s'en rendre compte, tout à leur jeu.
Dia trouva facilement son chemin ; cela faisait longtemps qu'elle l'empruntait. Au fil des années, elle s'était dotée d'une grande connaissance de cette partie-ci de la ville, pourtant l'une des plus vastes de Sigice. Seule Lux, la capitale, la surpassait en taille.
Elle trouva la fontaine déserte. Cela n'avait rien d'étonnant. Les servantes chargées de corvée d'eau venaient à l'aube – comme elle aurait dû le faire – et il était encore trop tôt pour être bousculé par des commis de cuisine pressés. Cela n'était pas pour arranger le moral de Dia. Toute sa bonne humeur s'était évaporée sur le trajet, laissant place à une amertume qu'elle ne connaissait que trop bien, un sentiment de haine âpre qui s'intensifiait un peu plus chaque jour qu'elle travaillait pour ses maîtres.
La servante remplit à ras bord son premier seau et le posa sans délicatesse. Elle en remettait le couvercle lorsqu'elle perçut une présence – la présence. Sans même se retourner, elle savait qu'il était là, simple forme froide et blanchâtre à quelques pas d'elle. Elle le sentait dans son cœur et dans son âme.
D'un geste rageur, Dia saisit le deuxième seau. Inconsciemment, elle dirigeait sa colère sur son Fantôme.
– Laisse-moi, gronda-t-elle à voix basse.
A voix basse, toujours à voix basse. C'était un réflexe plus qu'une habitude, qu'elle avait adopté depuis bien longtemps de peur qu'un badaud ne l'entende. Elle parlait toujours tout bas, même lorsqu'il n'y avait personne autour d'elle. On ne savait jamais. Elle était parfaitement au courant de ce qu'on faisait aux sorcières.
Avec un piteux mouvement de recul, son Fantôme lui adressa des excuses muettes. Dia soupira.
– Désolée. Tu n'y es pour rien.
– Alors qu'y a-t-il ?
La question, sans être prononcée, avait résonné dans sa tête. C'était toujours ainsi qu'il s'exprimait. Cela avait été un peu étrange au début, mais la jeune femme s'y était habituée.
– J'en ai marre, simplement, chuchota Diafthora. Depuis des années, j'accomplis toutes les tâches ingrates. Je lave les robes de Marylène et les pourpoints de Théobald, je prépare leurs repas, je nettoie tous leurs maudits bibelots ! Tout ce que j'ai en retour, ce sont des regards méprisants... Ce n'est pas comme ça qu'aurait dû être ma vie ! Ils me l'ont gâchée ! Parfois...
Elle inspira un grand coup. Son regard se perdit dans les eaux claires du bassin.
– Parfois, reprit-elle d'une voix hésitante, je voudrais qu'ils ne soient plus là. Ce n'est pas bien, je le sais, mais j'aimerais tant être libérée d'eux... Oui, je veux que Théobald et Marylène meurent.
Diafthora avait haussé le ton et elle vérifia rapidement qu'elle était toujours seule. L'annonce de la mort d'Élisanne, la veille, avait encore accru sa méfiance. Un bref courant d'air froid lui apprit que son Fantôme était reparti, ne laissant derrière lui qu'un vague sentiment de compréhension. Tant pis. L'exprimer à voix haute l'avait un peu soulagée de son ressentiment – oh, c'était temporaire, bien sûr, mais c'était déjà ça de pris.
La servante remit en place le couvercle du second seau et empoigna les anses des récipients. Elle n'avait que trop traîné.
Marylène était assise exactement dans la même position que lorsqu'elle était partie. Cette fois, elle ne daigna même pas lever les yeux de son ouvrage quand Dia passa devant elle pour filer en cuisine.
La viande cuisait pour le repas du midi, sous la surveillance assidue de la servante. Les flammes se reflétaient dans ses yeux clairs, les emplissant d'ombres craintives et peut-être aussi d'une fascination naissante. Le feu évoquait à Diafthora le plus cruel des bûchers, tant celui de la défunte Élisanne que le sien propre, ce si réaliste cauchemar qui revenait la tarauder alors même que la nuit ne tomberait pas avant plusieurs heures.
Le feu, si on découvrait son Fantôme, brûlerait sa chair sans plus de pitié que lorsqu'il avait brûlé celle de la fillette. Elle était une sorcière, et les sorciers devaient être mis à mort. On avait banni, au nom de la sécurité du peuple de Sigice, toute forme de surnaturel. De la magie jusqu'à la religion. C'était dangereux après tout : pourquoi se laisser dominer par des forces que personne ne comprenait ? Il valait mieux être prudent et jouer la prévention.
La viande, comme pour approuver, était en train de brûler. Dia la retira du feu, espérant qu'elle soit encore assez bonne pour lui éviter les remontrances de Marylène – Théobald se fichait de ce qu'il mangeait tant que son assiette était assez remplie, mais la bourgeoise se montrait tatillonne sur la préparation des repas. Au moins, la servante aurait pour son dîner les morceaux trop cuits qu'elle aurait rejetés.
Lorsque Dia alla se coucher le soir, épuisée, maudissant sa condition de domestique, son Fantôme hantait déjà la mansarde. Tout semblait comme d'habitude. Pourtant, elle sentit en lui une hésitation qui la déconcerta. A son interrogation muette, il ne répondit rien, mais il resta longuement auprès d'elle, bien après qu'elle se soit endormie.
L'esprit ne se retira qu'au plus noir de la nuit, silencieuse volute blanche dans l'obscurité de la chambre.
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Pendulum - Les Ombres de la Maître-Esprit
FantasíaAu royaume de Sigice, il ne fait pas bon croire aux fantômes, et encore moins en fréquenter. Le surnaturel est conduit au bûcher, avec ces gens que l'on nomme sorcières. Dans ce monde de méfiance et d'hostilité, Diafthora, servante au don dangereux...