Chapitre 7.2

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Les marcheurs s'arrêtèrent au milieu de la journée afin de reprendre des forces. La Perlucida, qu'ils suivaient depuis l'avant-veille, serpentait à leur droite – Saal savait qu'elle cheminerait avec eux jusqu'au Foyer. Cela faisait des années qu'il empruntait cette route, et des années aussi qu'il faisait halte ici, sur cette pierre un peu plate au bord de la rivière.

Dia s'assit non loin de lui et, comme d'habitude, les voyageurs entamèrent leur ration. Mais ce repas-là n'était pas comme d'habitude. Il avait une saveur particulière ; celle d'un voyage qui touche à sa fin, mais aussi, Saal le savait, celle de l'inconnu tout proche pour sa compagne de voyage. Il le voyait dans la lueur impatiente et un peu anxieuse de ses yeux clairs.

Lui-même avait hâte de regagner le Foyer – son Foyer. Oh, il n'y resterait pas longtemps, bien sûr. Il était un voyageur, et son cœur se retrouverait vite tiraillé entre ses attaches et l'appel des routes. Mais pour l'heure, c'était les premières qui l'emportaient. Et une fois qu'il aurait embrassé Sofia, salué Aubin et échangé quelques mots avec tous les Maîtres, il verrait ce qu'il ferait.

Sûrement repartirait-il en ravitaillement. Il fallait bien nourrir la communauté, et rares étaient ceux qui acceptaient d'endosser ce rôle. C'était une tâche ingrate, qui demandait de faire le tour des villes les plus proches, sans se faire remarquer, et en achetant pourtant de quoi faire vivre tout le monde. Rien de comestible ne daignait pousser sur cette terre peuplée d'esprits. C'était le prix de sa protection.

Car la forêt, aux yeux des profanes, avait quelque chose d'effrayant qui les gardait à l'écart. Même l'Inquisition n'y mettait jamais les pieds – mais personne, en des temps si hostiles, n'aurait avoué qu'il s'agissait là de superstition. On préférait raconter dans les villages alentour des histoires de bêtes féroces et de bandits tueurs d'enfants.

Saal, lui, aimait cette forêt. Les arbres épais aux branches noueuses et sifflantes lui étaient une douce compagnie, comme l'était aussi le doux ruissellement de la Perlucida quand il longeait sa berge.

Quand viendrait le soir, ils atteindraient le Foyer. Mais le voyageur était déjà chez lui.

Diafthora se sentait prise d'une amertume qu'elle n'aurait pas su expliquer. Elle aurait dû, pourtant, arborer le même sourire que son compagnon à l'idée de toucher enfin au but de leur voyage. Après tout, c'était pour ça qu'elle l'avait suivi : parce qu'il lui avait promis une nouvelle vie. Et quelques heures plus tôt, elle était encore tout enthousiaste à l'idée d'avoir enfin un chez-elle où elle ne fût ni servante ni fuyarde.

Et pourtant, Dia avait cette impression, tout au fond de son cœur, que le Foyer allait l'éloigner de Saal. Elle s'était attachée à lui, elle ne pouvait le nier. Peut-être était-ce les quelques jours qu'ils avaient passés seul à seule, peut-être était-ce simplement parce qu'il était le premier visage amical qu'elle avait rencontré, et que tel un caneton qui reconnaît pour sa mère le premier être qu'il voit hors de l'œuf, elle s'y était accrochée sans retenue. Il y avait quelque chose en tout cas, et ce quelque chose ne souffrirait pas que l'attention de Saal fût partagée.

Dia aurait pu, à cet instant, poser n'importe laquelle des questions qui lui passaient par la tête, de la plus neutre à la plus risquée. Maintenant que l'heure de se séparer était proche, elle mourait d'envie d'en savoir plus sur son compagnon de route, comme si elle avait voulu apprendre en un repas tout ce qu'elle ignorait encore de lui.

Cela faisait beaucoup de choses.

Dia repensa au carnet qu'elle avait trouvé dans son sac, aux pages recouvertes de cette écriture déliée qu'elle n'avait pas su déchiffrer, et elle regretta son manque d'instruction.

– Dis-moi Saal, est-ce que tu sais lire ?

En fait, Dia avait failli lui demander comment il savait lire et écrire ainsi, lui qui n'avait pas l'air bien riche, mais elle s'était ravisée au moment de poser la question. Elle n'aurait sûrement jamais dû voir ces notes, et elle ne voulait pas d'une dispute pour assombrir cette dernière journée.

– Oui, je sais lire, répondit Saal, et la fierté pointait dans sa voix. Je sais lire le sigicien et la Sapientiae Lingua.

– La Sapientiae Lingua ? Qu'est-ce que c'est ?

– Dans certains vieux livres de la bibliothèque du Foyer, énonça-t-il, il est fait mention de langues étrangères nommées grec et latin, venus de temps et de pays inconnus de tous. Des pans complets de textes étaient traduits de ces langues vers le sigicien, si bien que certains Maîtres de l'époque ont pu presque entièrement reconstituer le latin. Le grec était moins bien représenté, aussi n'ont-ils obtenu que quelques mots. La langue restante, ce fameux latin, ils l'ont appelée Sapientiae Lingua en hommage à ceux qui avaient écrit ces livres, car elle leur avait apporté tant de connaissances en matière de spiritisme et de bien d'autres domaines qu'ils ne pouvaient la nommer autrement – cela signifie « langue de la sagesse ». Nous l'utilisons pour les rituels ou pour consigner des informations importantes à propos des esprits.

Saal reprit son souffle. Il avait débité tout cela d'un trait, avec un air passionné qui illuminait son visage.

– Les deux langues ont laissé des traces dans tout Sigice, reprit-il, même si rares sont les profanes à connaître leur existence. Des prénoms que des parents donnent à leurs enfants sans en comprendre le sens, des noms de lieux dont nul ne connaît l'origine... Peut-être même portes-tu un nom issu de l'un de ces idiomes anciens, Diafthora.

La jeune femme en resta tout émerveillée.

– Penses-tu que je pourrais apprendre à lire, moi aussi ?

– Peut-être bien, sourit Saal. En attendant, nous ferions mieux de nous remettre en route, si nous voulons arriver avant la nuit...

Ils arrivèrent en effet avant la nuit : le soleil commençait tout juste à descendre lorsqu'ils débouchèrent sur une clairière. Saal souriait de toutes ses dents.

Mais Dia était déçue, d'une déception presque enfantine. Elle se souvenait vaguement d'en avoir rêvé, du Foyer ; pourtant celui qui se dressait devant ses yeux était loin, si loin, du palais d'argent aux portes dorées ! Au milieu d'une gigantesque cour de terre battue, une grande bâtisse de pierre s'élevait. Elle semblait vieille de plusieurs siècles et pouvait bien loger une quarantaine de Maîtres-Esprits. Son charme était certain, et ses dimensions fort respectables ; mais elle ne parvint pas à impressionner la jeune femme.

C'est que l'endroit avait beau être empreint de magie, il n'avait rien à voir avec l'image quasi féérique que la jeune femme s'en était faite.

Ils traversèrent la cour, où une vingtaine d'hommes et de femmes de tous âges méditaient, s'exerçaient à diverses pratiques encore inconnues de la nouvelle arrivante, ou discutaient simplement. Certains les saluèrent alors que Saal les menait vers le porche, et il leur rendit à tous leur salut.

Au fur et à mesure qu'elle s'approchait de l'imposante bâtisse, Diafthora se sentait de plus en plus oppressée, comme lorsqu'elle était entrée dans la forêt. Il lui semblait que tous les esprits de Sigice s'étaient réunis à ce seul endroit. La sensation d'être entourée de présences nombreuses se faisait forte, si forte ! Et son impression de malaise grandissait au point qu'elle crut ne jamais pouvoir atteindre le porche.

Ça va passer.

Cela ne passait pas.

Un instant, elle voulut en parler à Saal, mais elle se ravisa aussitôt. Il semblait si heureux de rentrer ! Il aurait été injuste de gâcher son bonheur.

Ils ne tardèrent pas à arriver au niveau de la grande porte en bois de l'édifice. Il fallait gravir un petit escalier de pierre pour y accéder, et ce fut seulement à ce moment que le voyageur se rendit compte du malaise de la jeune femme.

– Dia ? Tout va bien ?

Pour seule réponse, un bruit sourd se fit entendre. Assommée par la pression des esprits, Dia venait de s'écrouler sur le seuil même du Foyer.

Pendulum - Les Ombres de la Maître-EspritOù les histoires vivent. Découvrez maintenant