Chapitre 12.3

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Il n'y avait plus entre les murs du donjon qu'une brume blanche, indistincte et glaciale. Là-haut dans la pénombre, les morts se battaient. Les morts mourraient.

C'était un bien étrange combat qui se déroulait là, au-dessus de ce grand labyrinthe triangulaire. On aurait pu le croire silencieux, et si un profane y avait assisté, il n'aurait certainement rien entendu, rien vu, rien senti. Diafthora, comme un profane, restait impassible. La concentration durcissait son visage pâli par l'enfermement.

Ce n'était pas le cas du vieux Maître-Esprit. Son âme souffrait à chaque instant des cris muets de ses compagnons, se déchirait chaque fois un peu plus. Ses esprits n'attaquaient pas, ils libéraient, mais les Ombres n'avaient pas le choix. Elles étaient des armes, dressées pour tuer, et elles tuaient. Les morts tuaient les morts. Cela faisait mal. Le vieil homme s'appuya au mur sombre, suffoquant de leur douleur.

Qu'ils meurent à nouveau et ils disparaîtront.

La fatigue, pourtant, ne tarda pas à gagner la sorcière, brisant le masque d'aisance qu'elle gardait depuis le début du combat. Elle tirait les fils de milliers de marionnettes, alors que les compagnons du vieil homme étaient libres de leurs mouvements. Là était la différence, celle qui allait déterminer l'issue du combat, et tous le voyaient déjà. Cela se ressentait dans la détermination sincère qui brillait dans les regards des esprits du Maître, lorsqu'ils brisaient les chaînes, l'une après l'autre, de ceux de Diafthora. Certains des anciens esclaves s'enfuirent, effrayés par ce qui se jouait là, dans cette tour aux ténèbres blanchies. La plupart gagnèrent les rangs du vieil homme.

Alors la sorcière redoubla d'efforts. Mais cela ne suffit pas, cela ne pouvait suffire. Déjà, ses Ombres étaient deux fois moins nombreuses que l'ennemi. Elle voyait, avec une horreur non feinte, ses marionnettes se retourner contre elle.

Il ne fallut finalement que peu de temps pour qu'elle se retrouve totalement démunie de toutes ces Ombres-là.

Seule face aux esprits, Diafthora releva lentement la tête, plongeant son regard clair dans celui voilé du Fondateur.

– Sortons, veux-tu ?

Sans se donner la peine d'attendre sa réponse, elle entama d'un pas calme la longue descente de la tour. Voyant qu'il n'avait pas bougé, elle se retourna au bout de quelques marches.

– Eh bien ! Tu voulais discuter ?

Il aurait pu la tuer. Il était largement assez fort pour cela.

Il n'en eut pas envie. Cette femme, même sans ses Ombres, avait une aura, un charisme hors du commun. Tout en elle l'invitait à se laisser charmer, tout en elle endormissait ses sens. Pourquoi le vieil homme suivit-il la sorcière, pourquoi se laissa-t-il entraîner hors de la tour, alors même qu'il avait l'avantage ?

Non !

Tue-la !

Dans la main de Diafthora, l'amuletum n'avait pas cessé d'osciller.


La descente se fit dans un silence que ni la sorcière ni le Maître-Esprit n'osèrent briser jusqu'à ce qu'ils fussent en bas. Ç'aurait été une imprudence que de jouer en premier.

Une fois qu'il fut au pied du donjon, l'aveugle se retourna, s'offrant une dernière vision des lieux – par celle de ses compagnons. La tour, bien qu'imposante, n'avait à cet instant rien de malveillant. Le brouillard derrière elle masquait l'horizon, comme pour mieux la faire ressortir dans la brume qui nimbait le château. En-dessous, c'était l'Hiver, comme un tableau vu de très haut.

Finalement, ce fut lui qui joua en premier.

– Personne n'était dupe. Même tes parents savaient, au tout début.

– Mes parents ?

La sorcière fronça les sourcils. Le visage impassible, le vieil homme se contenta de hocher la tête, car c'était à elle de jouer le prochain coup. Il la vit hésiter, partagée entre la curiosité et la prudence. La première l'emporta.

– Qu'est-ce que mes parents savaient ?

– Qui tu étais. Qui tu allais devenir. Ils savaient ce que cela aurait représenté pour eux si on avait accusé leur fille de sorcellerie, et pourtant, ils auraient presque voulu que tu brûles, car ils entrevoyaient une partie de ton avenir. L'abandon était pour eux un compromis acceptable. Pour tous les autres, ça ne l'était pas. Et pourtant, tous ont vu la lueur sombre dans tes yeux clairs, tous t'ont vue glisser petit à petit sur la pente de ce que tu es maintenant. Et tous sont morts dans un ultime échec pour te retenir.

– Une leçon de morale ! Encore ! Tu...

– Les sorciers, à Sigice, représentent tout ce qu'on ne veut pas voir, continua-t-il sans se soucier de l'interruption. Ce sont d'ignobles monstres qu'il faut réduire à néant avant qu'ils n'utilisent leurs forces obscures pour nuire aux simples gens, d'immondes créatures à qui il faut enlever leur prétendue supériorité. Le bûcher n'est qu'une simple mesure de prévention. Et pourtant, les Maîtres-Esprits, ceux que tu as tués, n'étaient finalement que des êtres un peu plus doués que la moyenne. Rien de bien méchant...

Le vieil homme soupira. Son regard – celui de ses esprits – était toujours perdu vers les brumes, mais il sentait celui brûlant de la sorcière posé dans son dos. Elle ne dit rien. Il poursuivit :

– Mais toi, Diafthora, toi qui tues et enchaînes, tu donnes raison aux Inquisiteurs. Tu donnes un sens à la chasse aux sorcières qui rassure tant les profanes. C'est à cause de gens comme toi que les superstitions perdurent, que la haine continue. Tu n'es pas une Maître-Esprit, sorcière. Ton don est corrompu.

Cette fois, il se tourna vers elle. La mâchoire de Diafthora s'était contractée, ses yeux étincelaient de colère, et le sourire qui se dessina alors sur ses lèvres n'augurait rien de bon. Le vieil homme songea qu'elle n'avait plus rien d'une enfant.

– Peut-être... Peut-être que tu as raison, après tout ! Mais il est trop tard désormais. La corruption dont tu parles est déjà là – je suis là – et toute ta sagesse n'y pourra rien.

Son rire se perdit dans la brume. Il sonnait faux. Il sonnait fou.

– Cesse donc de tenter de me sauver ! Je n'en ai pas besoin.

Il aurait dû la tuer. Mais il n'était plus assez fort pour cela.

Dans la main pâle de la sorcière, l'amuletum se balançait de plus belle. Le vieil homme se retourna brusquement, juste à temps pour voir la masse noire qui approchait à grands pas, imposant géant monolithe dont chaque mouvement faisait vibrer le château tout entier. Cette pierre-là n'avait pas besoin des esprits pour se soulever, car elle n'était qu'un serviteur, un serviteur aux yeux translucides de cristal de roche.

Le vieil homme aurait dû le remarquer plus tôt. Il y avait beaucoup de choses qu'il aurait dû remarquer plus tôt.

Le dernier Maître-Esprit ne put éviter le coup puissant du golem de tourmaline. La main du colosse le heurta en même temps que l'éclat de rire dément de sa maîtresse. Il se sentit projeté en l'air, les os brisés, désarticulés comme ceux d'une poupée de chiffon qu'un enfant capricieux aurait rejetée ; sentit qu'il avait quitté le sol de la cour et qu'il chutait, chutait sans rencontrer d'autre résistance que celle de la brume impuissante.

Son corps disloqué s'écrasa neuf étages plus bas, au pied des murs sombres que dominait la tour. Mais il vivait encore, encore un peu.

Et avant que son esprit si semblable à ceux qu'il aimait ne s'enfuie de son corps, Aeternus trouva la force de murmurer quelques mots indistincts :

Tempus video... pendulum est. 

Pendulum - Les Ombres de la Maître-EspritOù les histoires vivent. Découvrez maintenant