Ce soir-là, Angel était plein d'appréhension. Il s'était levé avec une idée bien précise en tête, et elle n'avait cessé de le tirailler toute la journée. A vrai dire, cela faisait des jours, des semaines même, qu'il y pensait presque sans discontinuer, rougissant chaque fois qu'il l'apercevait.
Dia.
Angel ne vivait plus que pour elle, ne rêvait plus que d'elle. Son visage le hantait jour et nuit, le suivait jusque dans les songes et les rendait plus beaux encore. Il n'y avait plus que cela pour le faire sourire : l'image de ses yeux clairs et la sensation, encore vivace, de sa main dans la sienne. C'était devenu une obsession ; mais une belle et douce obsession.
Alors ce matin-là, quand Angel s'était réveillé, il avait pris une décision, peut-être la plus importante de toute sa vie, plus importante même que lorsqu'il avait cessé de s'appeler Aubin pour prendre le nom qu'Aeternus lui donnait. Il allait avouer ses sentiments à Dia.
Ce serait un tournant dans son existence, il le savait.
Il le sentait.
Cependant, la nuit était venue et il n'en avait toujours pas eu le courage. Pourtant, il l'avait croisée plusieurs fois dans la journée, et ils avaient même pris leurs repas ensemble. Seulement, quelque chose le retenait. La jeune femme semblait plus distante que d'habitude, plus froide. Cela lui avait fait mal.
Alors, quand Dia sortit de sa séance de lecture quotidienne, Angel l'attendait. Il fut un peu surpris de la voir sortir du Foyer plutôt que monter dans sa chambre, car il était tard et la nuit était tombée depuis longtemps, mais il était déterminé à présent, et il avait besoin de savoir. Savoir ce qui l'éloignait ainsi de lui, savoir ce qu'elle allait faire dehors à une heure pareille, mais surtout savoir si elle partageait ses sentiments. S'il attendait, il ne pourrait jamais les lui avouer. Il fallait le faire maintenant. Il décida de la suivre, tout naturellement.
En chemin, Angel cueillit une fleur blanche sur un rosier sauvage. Cela le retarda un peu, mais il n'eut aucune peine à retrouver le chemin que Dia avait emprunté : les herbes étaient piétinées par son passage fréquent, lui faisant un sentier tout tracé. Il déboucha dans une sorte de petite trouée, où les arbres étaient plus clairsemés. Lorsqu'il se retourna, il n'aperçut pas le Foyer, masqué par la forêt.
Serrant nerveusement la rose blanche dans une main, passant l'autre dans ses boucles blondes, Angel s'avança vers Dia. Ce qu'il vit le laissa figé.
La jeune femme était assise en tailleur, les yeux clos, et l'on aurait pu croire qu'elle méditait, s'il n'y avait eu ces deux esprits devant elle qui se battaient en duel. Ils se jetaient l'un sur l'autre, comme enragés, échangeant des coups à la violence gracieuse et terrible. Une danse mortelle entre deux morts, voilà ce que cela évoqua à Angel. Mais quelque chose clochait : si les esprits paraissaient agressifs, leur regard, lui, semblait protester. Ils étaient contraints.
Angel abaissa les yeux sur la jeune femme. Elle souriait.
– Dia ? osa-t-il l'interpeller, et sa voix tremblait.
Elle sursauta, tirée de sa transe, et un mur d'esprits protecteurs vint barrer le passage au jeune homme, bouclier fantomatique aux regards désespérés. La vision était si effrayante, si horrible, qu'Angel recula d'un pas. La rose tomba au sol.
– Oh, Dia... Tu es folle.
– Tu m'as interrompue.
Sa voix était froide, si froide...
– Je ne peux pas te laisser faire ça. Tu leur fais du mal, Dia... Arrête ! Je t'en supplie, arrête...
Angel tendit la main, implorant. Cela suffit pour que les deux esprits enchaînés fondent sur lui. Son regard s'emplit d'horreur tandis que le froid l'envahissait.
Si froid...
Il sentit qu'il tombait, et que sa tête heurtait violemment le sol. Son crâne s'ouvrit en rencontrant une pierre traîtresse, mais il ne sentit rien : il était déjà mort.
A côté du corps inanimé d'Angel, la rose blanche se teintait doucement de rouge.
Lorsqu'elle se rendit compte de ce qu'elle venait de faire, Diafthora ne sut comment réagir. Une sorte de fascination morbide s'empara d'elle tandis qu'elle s'approchait du cadavre du jeune homme. Il gisait le visage à demi enfoui dans la terre ; une curiosité malsaine la poussa à le dégager du bout du pied. Son regard était identique à celui qu'il avait dans le rêve de la Maître-Esprit, mélange abominable d'effroi et d'incompréhension que la mort voilait déjà.
Pourtant, comme dans son songe, Diafthora ne ressentait rien. Ses yeux étaient vides de toute horreur, son cœur serein. Sa première pensée fut que l'esprit d'Angel risquait d'alerter les Maîtres-Esprits, alors elle le captura sans plus de cérémonie. Ainsi devint-il l'une de ses marionnettes.
Diafthora n'avait aucune envie de se salir les mains, mais il fallait bien enterrer le corps, et cette tâche ingrate échut à ses ombres blanches. Elles creusèrent un trou et poussèrent le cadavre à l'intérieur avant de reboucher la fosse – Angel était dans leurs rangs. L'opération n'avait duré que quelques minutes, tant la Maître-Esprit maîtrisait son pouvoir.
Dia rentra tout de suite au Foyer après cela. Les couloirs étaient déserts, et elle monta sans troubler le silence de la maison. Elle se coucha sans remords et sans tristesse. Peut-être Saal avait-il raison, finalement, lorsqu'il prétendait que les morts n'étaient pas un instrument de mort. Peut-être avait-elle payé chacun de ses écarts d'un morceau de son âme.
Cela non plus ne l'atteignait plus. Elle possédait le pouvoir, elle possédait les esprits ; elle n'avait que faire des sentiments. Si Saal la voyait ! Elle avait tant changé depuis sa misérable vie de Diluculum. A présent, Diafthora n'était plus la jeune fille écervelée qu'il avait emmenée avec lui, celle qui brûlait d'apprendre des choses futiles tout juste bonnes pour les profanes. Non, elle méprisait l'enfant qu'elle était alors, elle qui avait depuis longtemps dépassé ce stade de médiocrité.
Dia se sentait seule cependant. Elle songea un instant qu'Angel commençait à lui manquer, mais ce n'était pas cela. Ce n'était pas la compagnie des vivants qu'elle désirait, mais celle des morts. Alors, elle fit venir quelques-uns de ses esprits, pour qu'ils restent avec elle et la réconfortent – comme ils ne voulaient pas la réconforter, elle les y força.
Ainsi s'endormit Diafthora cette nuit-là, entourée de ses marionnettes, tandis que dans sa flaque de sang, la rose blanche se flétrissait peu à peu.
Le lendemain de son crime, Dia descendit seule à la salle commune. Elle s'était réveillée plus tard que d'habitude, et Sofia n'était pas venue la chercher, si bien que tous les Maîtres étaient déjà dehors lorsqu'elle sortit à son tour du Foyer. Elle se dirigea d'un pas tranquille vers la lisière de la forêt, à l'endroit où avaient souvent lieu les entraînements.
Sofia en revenait, l'air bouleversé. Lorsqu'elle vit Diafthora, son regard reflétait tant de hargne, tant de rage, que la jeune femme n'eut pas besoin de voir la rose flétrie et tachée de sang dans sa main pour comprendre qu'on avait découvert son forfait.
La gifle partit, si forte que Dia chancela. Tandis qu'elle portait la main à sa joue meurtrie, elle s'aperçut que Sofia pleurait. C'était inhabituel, venant d'elle qui était si fière. Elle avait tout perdu de sa prestance de chef, et il ne restait sur son visage que le chagrin et la colère. Diafthora en retira une certaine satisfaction. Elle ne l'avait jamais vraiment beaucoup aimée.
Lorsque Sofia prit la parole, ce fut d'une voix, brisée, tremblante de rage et de tristesse, dans laquelle pointait peut-être un petit peu de folie. C'était la voix d'une femme dévastée.
– Angel est mort... Mais tu le sais, n'est-ce pas ? Ne fais pas semblant, je vois clair en toi... Tu l'as tué ! C'est toi, n'est-ce pas ? C'est toi !
Nouvelle gifle, sur l'autre joue. Diafthora ne broncha pas. Elle avait la conscience tranquille.
Le regard de Sofia se durcit – elle séchait déjà ses larmes. De nouveau, elle était chef, et c'est d'un ton autoritaire qu'elle lui ordonna d'attendre dans sa chambre. Dia soutint son regard un moment. Puis elle monta.
Et, comme une enfant qui sait avoir désobéi, elle attendit sa punition.
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Pendulum - Les Ombres de la Maître-Esprit
FantasyAu royaume de Sigice, il ne fait pas bon croire aux fantômes, et encore moins en fréquenter. Le surnaturel est conduit au bûcher, avec ces gens que l'on nomme sorcières. Dans ce monde de méfiance et d'hostilité, Diafthora, servante au don dangereux...