Cela faisait maintenant trois mois que Dia vivait au Foyer. Trois mois qu'elle était une Maître-Esprit, trois mois que Sofia l'entraînait chaque jour, trois mois aussi que sa route avait divergé de celle de Saal. Les souvenirs les plus beaux s'estompaient petit à petit. Seule restait l'amertume. Le voyageur était revenu deux fois, mais jamais bien longtemps. C'était comme si tout leur voyage n'avait été qu'un doux rêve, et il ne demeurait au réveil que le regret de ne pas avoir réussi à se faire aimer du Maître-Esprit aux yeux verts, toujours mêlé d'une insidieuse jalousie que la jeune femme s'efforçait de réprimer.
Elle connaissait tous les visages du Foyer maintenant, mais c'était avec Angel et Carmen qu'elle passait le plus clair de son temps. Avec Angel, c'était une amitié simple et sincère, avec ses rires partagés et sa complicité un peu enfantine qui faisait du bien au cœur. Carmen était différente. Elle passait ses journées à peindre ou à griffonner dans un petit carnet qu'elle ne faisait lire à personne, et disait parfois des choses étranges que Dia ne comprenait pas, mais qu'elle aimait bien écouter.
Et puis il y avait Sofia, le reste du temps. Elle était pour la jeune femme une professeure exigeante. Lorsqu'elle lui avait appris à manier le pendule – c'était un bon entraînement, mais une activité pour le moins inutile lorsqu'on pouvait parler directement aux esprits –, la Maître à la peau mate l'avait sermonnée chaque fois qu'elle interprétait de travers les réponses. Elle faisait de même quand la novice paraissait un peu trop impolie envers eux.
Et bien entendu, elle la réprimandait sévèrement quand elle faisait mine de contraindre un esprit.
– Les morts, lui avait un jour expliqué Sofia, ne sont pas nos esclaves. Ils doivent être d'accord avec ce que tu souhaites faire et il ne t'appartient pas de les forcer à quoi que ce soit. Sais-tu pourquoi nous nous appelons « Maîtres-Esprits » ?
Dia avait secoué la tête.
– Nous sommes Maîtres, car nous sommes au-dessus de la masse des profanes de par notre don. Nous sommes Esprits, car lorsque nous communiquons avec eux, nous sommes comme eux. Ne confonds pas Maître-Esprit et maître des esprits.
Mais la jeune femme avait beau essayer d'exécuter les exercices basiques que Sofia lui donnait, rien n'y faisait. Que ce soit pour soulever un caillou, faire onduler l'eau du puits, ou même pour apparaître simplement, toujours les esprits refusaient. Diafthora avait même l'impression qu'ils la narguaient, et elle craignait de ne pas avoir réussi à gagner leur respect. Était-ce à cause d'Aphélie ? Ses pensées étaient sans cesse occupées par la jeune fille, quand ce n'était pas par son échec.
Alors, à demi consciente de faire quelque chose de mal, Diafthora forçait les esprits qui se refusaient à elle. Oh, ce n'était qu'un peu, un tout petit peu, juste pour avoir l'air de réussir. Elle espérait qu'ainsi cela ne se verrait pas ; mais cela se voyait toujours, et chaque fois Sofia était plus sèche dans ses remontrances. Parfois même, elle évoquait Aeternus, le fondateur du Foyer, le plus grand Maître-Esprit que l'on ait jamais vu en ce monde.
– Lui n'avait pas besoin d'entraver un esprit, disait-elle, pour s'en faire un ami. C'était là toute sa puissance. Les vivants comme les morts lui obéissaient par pur respect.
Et quand Sofia parlait de lui, sa voix était empreinte d'une admiration sans bornes. Mais lorsqu'elle posait à nouveau les yeux sur Dia, son ton redevenait tranchant et son regard sévère.
Ce soir-là, Dia était assise à une table de la bibliothèque en compagnie de Rudio. En trois mois, la jeune femme avait fait d'énormes progrès, et elle ne peinait presque plus à déchiffrer les mots écrits avec soin sur le parchemin précieux.
Au fil des séances, les contes pour enfants avaient laissé place à des ouvrages plus sérieux. Ainsi, Dia avait devant elle une traduction sigicienne d'un livre originellement rédigé en Sapientiae Lingua. La Maître-Esprit ne cachait pas son intérêt pour lui et la foule d'informations sur les esprits qu'il contenait. Elle le dévorait avec une curiosité non feinte.
Pourtant, ce jour-ci, comme tous les jours depuis une semaine, Dia était moins enthousiaste qu'à l'accoutumée. Était-ce cette énième semonce, cette remarque inconsciente qui avait sonné comme une pique cruelle ?
Respecte cet esprit ! Arrête de jouer avec comme un assassin avec son poignard.
Bien sûr, Saal n'avait pas mis Sofia au courant de ce qui s'était passé, sur la route. Elle ne savait rien d'Aphélie, ni des remords qui habitaient son cœur.
Comme un assassin qui jouerait avec son poignard...
Mais les mots, si innocents soient-ils, l'avaient frappée plus douloureusement que l'aurait fait une lame. Ils avaient rouvert dans le cœur de la jeune femme la blessure à peine effacée sans lui laisser le temps de cicatriser, et puis une autre, plus ancienne.
Sept morts.
Qu'est-ce que vous avez à me proposer ? Une nouvelle vie ?
Finalement, Saal ne l'avait pas sauvée. Elle était une meurtrière en partant de Diluculum, elle l'était davantage en arrivant au Foyer.
– Concentre-toi, grogna Rudio, interrompant le fil de ses pensées. Lis.
– Qu'ils meurent à nouveau et ils disparaîtront, déchiffra-t-elle sans grande conviction. Qu'est-ce que ça veut dire ?
– La deuxième mort des esprits ! s'exclama une voix dans son dos. Un phénomène intéressant, mais peu connu...
Rudio parut aussi surpris que Dia de voir Carmen derrière eux. Jusqu'ici, elle était restée dans l'ombre, un livre sur les genoux et un carnet ouvert sur la table, sans dire un seul mot. Ni l'un ni l'autre ne l'avait remarquée.
Carmen était comme ça : elle observait, elle écoutait, et puis elle venait quand quelque chose attisait son intérêt. Elle posa sur la table ses notes et un volume épais à la couverture blanche, avant de se pencher pour lire par-dessus l'épaule de Dia.
– Un mort peut mourir une deuxième fois, si un autre esprit le tue ou s'il se sacrifie pour quelqu'un. C'est rare, mais ça arrive.
– Merci Carmen, grommela Rudio. Si tu veux jouer les professeurs, je peux demander à Sofia de te confier un novice.
– J'aimerais beaucoup, sourit Carmen. Mais elle ne le fera pas. Je ne m'entraîne déjà pas assez à son goût, alors entraîner quelqu'un d'autre...
– Tu leur apprendrais à gribouiller, au lieu des choses essentielles.
Carmen se contenta d'un sourire amusé. Rudio poursuivit, d'un ton un peu moins bourru :
– Leur montrer la voie, le respect des esprits et la bonté des gestes... Tu ne saurais pas. Tu es capable de le faire toi-même, mais il te faudrait écrire un poème pour l'expliquer convenablement.
– C'est vrai.
Le respect des esprits et la bonté des gestes. Tout tournait toujours autour de cela, comme une infatigable rengaine qui tourbillonnait dans la tête de Diafthora et l'épuisait plus sûrement encore que l'avaient fait les voix des morts à son arrivée ici. Tout tournait toujours autour de son échec. C'était si naturel pour eux, et si difficile pour elle d'être Maître-Esprit !
Maître-Esprit, oui, et pas maître des esprits.
Mais ça ne marchait pas pour elle. Il y avait cette mélodie douloureuse dans sa tête, avec son refrain de respect et ses couplets d'échec. Ils parlaient de flammes, de parents aux visages flous et de maîtres aux yeux morts ; ils parlaient d'un phénix vain et de fantômes de petites filles blondes. C'était une chanson bien triste, et frustrante aussi.
Et elle tournait encore dans son esprit comme une comptine qu'on n'arrive pas à oublier, quand Dia s'endormit ce soir-là.
Elle tourna dans ses rêves,
Avec ses flammes,
Ses parents aux visages flous,
Ses maîtres aux yeux morts,
Son phénix vain,
Et tous ses fantômes de petites filles blondes.
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Pendulum - Les Ombres de la Maître-Esprit
FantasyAu royaume de Sigice, il ne fait pas bon croire aux fantômes, et encore moins en fréquenter. Le surnaturel est conduit au bûcher, avec ces gens que l'on nomme sorcières. Dans ce monde de méfiance et d'hostilité, Diafthora, servante au don dangereux...