Un revenant

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Le rendez-vous avec Joey me semble bien loin, il y a dix jours que nous nous sommes vus et depuis, ma vie trépidante a repris son cours. Il doit en être de même de son côté car nous n'avons pas eu le temps de réitérer l'expérience. Nous avons échangé quelques textos, rien de plus. Ma mère a bien entendu essayé de me soutirer des informations lors du déjeuner de dimanche dernier, mais honnêtement, il n'y avait rien à raconter. Nul doute qu'elle saisira la moindre occasion pour nous réarranger une sortie, bien que je préfère que l'initiative vienne de Joey, mais c'est un détail que ma mère ne pourrait pas comprendre.

Ce matin, je me suis levée avec une sensation de nausée. Cela m'arrive de plus en plus souvent ces temps-ci. J'ai même par moments des hauts le cœur. J'ai la sensation que c'est lié à de l'angoisse mais je n'arrive pas comprendre d'où ça vient. Je me reconcentre sur l'affaire présente. Assise à un bureau dans une pièce austère et anonyme du centre d'accueil, j'ai rendez-vous avec un jeune homme demandeur d'asile. Il est tout juste majeur et arrive du continent africain.

Drissa, qui est son prénom, me semble à la fois extrêmement mature pour son âge et complètement perdu. Son regard, cerné d'un énorme cocard bleu violet, n'arrive pas à se fixer. J'essaye de mettre toute l'empathie possible dans le mien pour tenter de le rassurer. Je ne saurais l'expliquer, mais je me sens immédiatement le devoir de le protéger. Il a été informé de ses droits en arrivant et a demandé une assistance juridique. Le cabinet d'avocat de mon père s'est porté volontaire pour assister régulièrement les demandeurs d'asile et c'est moi qui ai récupéré le dossier.

Avant de commencer, je lui indique à nouveau les soutiens auxquels il a droit, notamment en matière d'hébergement et d'éducation. Un interprète traduit tout ce que je lui expose. Mon rôle aujourd'hui est de l'aider à monter son dossier d'instruction, j'essaye de poser des questions pertinentes afin de comprendre son histoire. J'aborde avec lui, point par point, les raisons de sa présence en Irlande. Est-ce lié à un contexte personnel ou politique ? Quelles sont les véritables raisons qui l'ont poussé à quitter son pays afin de se réfugier ici?

Drissa me dit être homosexuel et se faire persécuter dans son pays d'origine. Immédiatement, il sort des photos de sa poche pour confirmer ses dires. Il me les tend tout en fixant un coin de la table. Je les prends et les observe brièvement. Il existe une « technique », connue des réfugiés, consistant à se faire passer pour homosexuel et ainsi se garantir une place dans notre pays. Je ne sais pas si Drissa me dit la vérité, je n'arrive pas à accrocher son regard fuyant, aussi je reste vigilante.

Je suis frappée par la maturité qu'il dégage et la grande fragilité que je perçois dans sa voix, je sens qu'il ne m'avoue pas un tiers des raisons pour lesquelles il a fui son pays. Malgré que nous ne communiquions pas directement, je peux ressentir sa peur et sa détermination à rester en Irlande. Je décide toutefois de suivre sa piste et je continue l'entretien afin de préparer au mieux son audience devant la Cour Nationale du Droit d'Asile.

La plupart des juges ne prennent pas le temps de lire les dossiers avant l'instruction, ils les découvrent au moment de l'audience. Il est donc capital pour moi de leur exposer au mieux la situation afin de laisser à ce jeune homme une chance de se construire une vie meilleure que celle qu'il a laissée derrière lui.

Ce rendez-vous me prend toute la matinée, et je passe mon après-midi à peaufiner ma plaidoirie qui doit se dérouler la semaine prochaine. Mon père entre dans mon bureau alors qu'il est dix-neuf heures passé.

- Ta mère organise un repas pour Halloween et elle m'a demandé de te le rappeler.

- Ah oui, c'est vrai. Bien sûr papa, dis à maman que j'y serais.

Prendre son envolOù les histoires vivent. Découvrez maintenant