À notre arrivée à la ferme, j'envoie Sasha dans notre chambre pendant que je me prépare mentalement. Appeler ma mère, c'est comme monter sur un ring. Si tu n'es pas solide dans ta tête, tu te fais rétamer en moins de deux. Quand je l'ai prévenu que nous n'arriverions pas, j'ai coupé court en prétextant que le garagiste m'appelait.
Je prends une grande inspiration avant de lancer la numérotation. Elle décroche presque aussitôt.
— Bonjour maman.
— Mon chéri, où est-ce que tu es ?
Je passe plusieurs minutes à lui expliquer que nous sommes bien installés, que Sasha est parfaitement bien, qu'il s'amuse et s'est fait des amis. Elle répète en boucle que nous aurions mieux fait de prendre un taxi ou n'importe quel moyen de transport pour rentrer « à la maison », plutôt que de préférer l'hospitalité d'un inconnu. J'abandonne, qu'elle remporte le premier round.
J'ai à peine le temps de reprendre mon souffle qu'elle se met à parler de mes frères. J'en ai trois. Je suis le dernier. Je suis né tardivement, j'ai presque vingt ans de moins que l'aîné, nous n'avons jamais été proches, il est parti de la maison quand j'étais petit. Pour les autres, j'étais le « petit morpion » qui faisait du bruit quand ils voulaient être tranquilles et un peu plus tard, voulait les suivre partout quand ils ne pensaient qu'à faire des sorties entre potes pour draguer les filles. Passer huit ans dans l'armée m'a fait manquer beaucoup de fêtes de famille. Quand je leur ai présenté Maya, elle était déjà enceinte et ils ont tous pensé que c'était trop rapide, que je l'avais mise enceinte inconsidérément, que je n'étais qu'un gamin immature. Puis il y a eu Romain. Ils n'ont pas compris que je pouvais aimer un homme après avoir été plusieurs années avec une femme. J'ai l'impression que ce n'est plus un fossé qu'il y a entre nous, mais le grand canyon.
Ma mère tente de me convaincre que tout se passera bien, que mes frères compatiront à mon célibat, que Sasha sera content de retrouver ses cousins. Sasha les connaît à peine, ses cousins et cousines sont plus grands que lui et je ne suis pas sûr qu'ils s'entendent. Ma mère vit dans le monde des Bisounours si elle pense que nous pourrons avoir l'air d'une grande famille unie.
Je me pince l'arête du nez et attends de pouvoir en placer une.
— Maman, si tu continues, je crois que nous allons rester à Dampierre. Nous y avons été très bien accueillis.
— Ne dis pas bêtises ! Ta place, c'est dans ta famille.
— Hélas, on ne la choisit pas, marmonné-je.
— Qu'est-ce que tu dis ?
— Rien. J'ai besoin de ma voiture, donc je vais rester ici jusqu'à ce qu'elle soit réparée. Nous arriverons mardi, ou mercredi selon que le garagiste aura pu changer les pièces.
— C'est trois jours de perdus, geint-elle.
Trois jours de tranquillité de gagnés, plutôt.
— Je n'y peux rien.
— Encore une fois, tu nous fais de la peine.
Chantage affectif. Il ne me faut que quelques minutes pour me sentir mal. Elle ne m'a pas soutenu quand Romain est parti et que je me suis retrouvé seul face à mes déceptions, mon chagrin et ses dettes. Sasha et moi, nous avions reconstruit notre famille avec cet homme qui a fait comme si nous ne comptions pas pour lui. Sortir avec lui avait signifié tourner une page importante de ma vie et affronter famille et collègues. Nier mes sentiments aurait été plus facile, j'aurais pu continuer seul avec Sasha plutôt que de le faire entrer dans notre vie. Je me suis senti coupable de lui avoir accordé une telle place, d'avoir pris le risque de faire souffrir mon fils. Il n'a aucun souvenir de sa mère, il la connaît seulement à travers des photos, mes souvenirs et ceux de ses grands-parents maternels, alors la personne que je décide de faire entrer dans notre vie est d'autant plus importante qu'il risque d'y voir le second parent qu'il a perdu.
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En panne pour Noël
RomanceQuand Adrien tombe en panne avec son fils à quelques kilomètres de Dampierre-la-Noël, il est loin d'imaginer faire une rencontre qui bouleversera leur vie à tous les deux...