Hier, avant le dîner, Sandrine s'est plainte que son beau-frère ne décorait plus de sapin de Noël depuis plusieurs années. Il était à peine dix heures du matin – j'étais encore devant mon café – quand elle est venue me chercher, comme si j'y connaissais quelque chose en sapin. Je ne sais même pas faire la différence entre un sapin et un épicéa, pour moi c'est la même chose. Nous avons déposé Sasha chez elle, où Léa l'attendait encore en pyjama, et elle nous a conduit chez le sylviculteur qui approvisionne la ville.
Évidemment, Jo ignore tout de ce que nous nous apprêtons à faire. Il est parti après le petit-déjeuner préparer le café-concert de l'après-midi.
Je crois qu'en fait, Sandrine avait besoin de moi pour évaluer la taille des sapins. En clair, il faut qu'il soit un peu plus grand que moi pour faire l'affaire. Ah, et pour le porter, aussi. Nous nous y reprenons à trois fois pour le faire entrer dans la voiture. Elle a insisté pour qu'il atteigne le plafond du salon, arguant que les parents de Johann et William en choisissaient toujours un immense. Elle avait vu des photographies avec les garçons perchés sur un escabeau pour accrocher l'étoile au sommet de l'arbre.
— Est-ce que tu sais pourquoi Jo ne décore plus de sapin ? la questionné-je alors que nous reprenons le chemin du village.
— Il n'en voit pas l'intérêt depuis qu'il est seul.
— Cela fait combien de temps ?
— Cinq ans. Il dit qu'il est bien tout seul mais je pense qu'avoir quelqu'un dans sa vie lui manque. Ce n'est pas facile de tenir la ferme tout seul, non plus. William lui donne un coup de main quand il faut, mais avoir quelqu'un pour prendre soin de lui après le travail, c'est autre chose.
— Et donc, tu lui offres un sapin, reprends-je en essayant de faire abstraction du message sous-jacent.
— Sa mère et moi lui répétons depuis des années que c'est le minimum pour faire une maison d'hôte correcte en période de festival.
— Hum hum.
J'ai l'impression d'être utilisé. Elle espère que j'apporte plus qu'un arbre qui sent bon et qui pique dans la vie de son beau-frère. S'il la trouve invasive, elle ne devra pas se plaindre.
— Au fait, quand est-ce que Jo doit rentrer chez lui ?
— Après le concert. Il fait partie de la chorale, donc après avoir préparé la salle, il va répéter puis ils doivent déjeuner tous ensemble au bar et chanter. Il ne rentrera qu'après.
— Il ne m'avait pas dit qu'il chanterait !
— C'est son plaisir coupable.
— Vous avez l'air proches, constaté-je.
— Je sors avec William depuis le lycée, ça fait vingt ans que je connais Johann. Il m'a toujours considéré comme sa petite sœur et c'est réciproque. Il trouve que je le materne, parfois, mais il a besoin qu'on prenne soin de lui.
Elle radote. Le message devient de moins en moins subtile.
— Est-ce qu'on peut passer prendre Sasha ? demandé-je. Je n'ai pas envie d'être séparé de lui trop longtemps alors que nous sommes en vacances.
Je lui ai un peu expliqué notre situation et elle me gratifie d'un sourire plein de compassion.
Nous embarquons les enfants avant de rentrer à la ferme. Nous déchargeons l'arbre, le déballons et le laissons étendre ses branches dans un coin du salon. Les enfants proposent de faire un bonhomme de neige dans le jardin. Il fait encore assez froid pour qu'elle tienne si on ne marche pas dedans. Jo m'a dit de faire comme chez moi alors je commence à préparer à manger, en quantité suffisante pour qu'il en reste pour le dîner.
Sandrine connaît la maison comme sa poche, elle revient du grenier avec plusieurs cartons de décorations dont certains doivent remonter aux parents de Jo. Elle les dépose au pied du sapin quand son téléphone sonne. Son mari veut savoir quand elle va rentrer, pour mettre leur déjeuner à cuire.
— Vas-y, lui dis-je. Par contre, peux-tu emporter les gâteaux pour cet après-midi ?
Je lui confie les sablés, le pain d'épice et le quatre-quarts destinés à rapporter un peu d'argent durant le café-concert.
Après le repas, j'emmène Sasha vers un tour. Le grand air et le calme de la campagne me font du bien. Je peux enfin caresser les rennes qui s'approchent de la clôture. Leur fourrure est si épaisse ! C'est sûr que sans eux, Dampierre ne serait pas le village de Noël. Bon, d'accord, en fait c'est une petite ville, mais ça sonne moins bien.
Nous gagnons ensuite tranquille le centre-bourg pour assister au spectacle. Évidemment, dès qu'il voit Léa, Sasha m'abandonne. Ce qui me laisse tout le loisir de flâner devant les biscuits et autres gâteaux que des bénévoles de l'association vendent, accompagnés d'une boisson chaude, contre quelques euros. Je vais enfin pouvoir goûter au pain d'épice orange-chocolat selon la recette de la grand-mère de Jo. Je n'aperçois ce dernier nulle part, il doit être en train de se préparer derrière les grands rideaux rouges qui cachent le fond de la salle.
Je suis abordé par des parents rencontrés la veille et je discute quelques minutes avant de rejoindre Sandrine et les enfants qui m'ont gardé une place. Après des mois à voir mon entourage se réduire à néant, toute cette attention est plutôt réconfortante, bien qu'un peu étouffante parfois. Mais ça va, je ne suis pas sur le point de faire une autre attaque de panique. Hier, j'étais fatigué et entre le bruit que les enfants faisaient et les questions pressantes de Sandrine et William, je me suis senti submergé. Et j'ai détesté ça, ça ne me ressemble pas. Prendre l'air m'a fait du bien, donner des grands coups de fourche dans le foin aussi, même si je n'ai guère briller par mon habileté : j'ai fini le cul dans la paille.
J'ai aussi failli embrasser Jo.
Je ne pensais pas qu'un homme m'intéresserait si vite après le départ fracassant de Romain, mais Johann m'attire. Je crois qu'il me rassure et m'apaise. C'est peut-être seulement le changement d'air, ou l'ambiance des fêtes, mais je me sens déjà mieux au bout de vingt-quatre heures dans ce village. Je me demande si Jo sera fâché de découvrir le sapin dans son salon, et s'il acceptera qu'on l'aide à le décorer. Sasha n'attend que ça. Nous n'en avons pas fait chez nous, parce que je savais que nous ne serions pas là, mais il adore ça.
Les premières notes de musique retentissent et le silence se fait peu à peu dans la salle. Je termine en vitesse ma méga-délicieuse part de pain d'épice pour pouvoir applaudir. Je me lèche les doigts pour en retirer le chocolat. Les rideaux s'écartent, dévoilant les choristes des deux sexes – mais surtout féminins. Ils sont vêtus de pantalons blancs et de chemises ou chemisiers rouges. Je repère Johann à l'extrémité d'une rangée, il a fière allure habillé ainsi.
Ils entonnent « Douce nuit » puis invitent les spectateurs à reprendre les paroles avec eux et enchaînent avec « Adeste, fideles », un peu moins connu mais sublime. J'en ai la chair de poule. Puis vient le classique « Mon beau sapin ».
Quelques morceaux plus tard, ils font une pause, invitant les gens à aller s'acheter une part de gâteau et une boisson. Il faut bien financer les artistes du grand spectacle de Noël et les friandises offertes aux enfants. Hélas, Sasha pillent les biscuits dans mon assiette.
Au final, le spectacle dure une heure et demi. Les enfants sont impatients de pouvoir bouger et je décide de rentrer. Ma mère a essayé de me joindre et je crois que je vais passer un certain temps au téléphone si je la rappelle. Je redoute ce moment, mais je sais que je ne peux pas y couper.
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En panne pour Noël
Roman d'amourQuand Adrien tombe en panne avec son fils à quelques kilomètres de Dampierre-la-Noël, il est loin d'imaginer faire une rencontre qui bouleversera leur vie à tous les deux...