Chapitre 9 : Sang (1/2)

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19 mai

― ... Nous comptons cinq hommes à l'infirmerie, donc. Ils disent toujours un peu des choses bizarres parfois, mais ils se reposent et devraient bientôt être avec vous à nouveau, baragouina Anne.

Le père Claude donnant une messe en l'église voisine, il avait insisté pour qu'Anne le remplace à la réunion du jour.

― Avez-vous identifié la source de leurs délires ? l'interrogea Christophe en pianotant sur la table, agacé par son français approximatif et son accent.

― Allons, Christophe, vous n'ignorez pas que ces hommes étaient épuisés. Ils avaient participé aux rondes de la nuit précédente et souffraient d'insomnies d'après leurs camarades. Ils avaient atteint leurs limites.

Pendant que Magdelaine répondait à l'inquisiteur, Anne hochait vigoureusement la tête pour appuyer son propos. De l'autre côté de la table, le Second Dévot Victor fulminait mais resta silencieux. La sorcière de l'eau savait qu'il n'approuvait pas la familiarité qui s'était installée entre elle et son chef depuis plusieurs semaines à la demande de ce dernier, mais il s'était fait sèchement remettre à sa place par Christophe quand il s'en était plaint et elle avait depuis décidé de l'ignorer.

― Ils sont épuisés car ils doivent à la fois protéger les habitants de la Sorcière au Corbeau et de vous, grommela Victor. Si vous n'étiez pas là pour nous distraire, nous aurions pu arrêter ce démon depuis longtemps... Combien de morts croyez-vous qu'il y ait eu depuis son arrivée ?

― Neuf ! s'exclama Anne avant de se ratatiner sur sa chaise, cible du regard noir de Victor.

Magdelaine s'apprêtait à répliquer quand Christophe prit la parole, interrompant leur querelle. Il devait se lasser d'entendre les mêmes arguments à chaque fois.

― Qu'en est-il de notre effectif ? demanda-t-il.

Lison se redressa et prit la parole :

― De notre côté, nous sommes trente-huit. J'attends de nouveaux renforts dans la semaine.

― Nous sommes quarante. Si l'on retire les cinq hommes à l'infirmerie et les dix autres que vous nous avez pris pour vos recherches documentaires inutiles, nous ne sommes plus que vingt-cinq pour assurer réellement la sécurité du peuple, annonça Victor avec amertume.

Jean, assis à côté de lui, sembla tout à coup très intéressé par ses feuilles de notes. Il sursauta presque quand Christophe s'adressa à lui.

― Puisque notre ami nous offre une transition vers le sujet, avez-vous quoi que ce soit à nous apprendre aujourd'hui, Second Dévot Jean ?

― Ma... Malheureusement non, bégaya le jeune homme. Nous cherchons actuellement dans les archives des paroisses environnantes en attendant que nos derniers envoyés nous reviennent.

L'envoyé à Paris était revenu la semaine passée les mains vides. Il avait passé plusieurs jours aux archives royales, sans succès. Il était cependant resté très évasif sur l'aide qu'il avait reçue sur place, aide indispensable pour étudier une quantité d'ouvrages aussi importante que celle qui était entreposée à la capitale.

― À... À défaut d'avoir de nouvelles informations, reprit le rouquin, nous avons décidé, le père Claude, Anne et moi-même, de rassembler tout ce que nous avions appris sur la Sorcière depuis son arrivée en ville.

Il entreprit avec l'aide d'Anne de déployer une grande carte où la ville avait été approximativement schématisée. Magdelaine reconnut les différentes places, les églises, les remparts et le fleuve, qui se scindait d'un côté de la cité, un bras la traversant de part en part, un autre la contournant par le sud, avant de ne faire à nouveau plus qu'un de l'autre côté. Neuf croix avaient été soigneusement dessinées à différents endroits.

― Nous comptons donc trois morts dans la Ville Neuve, un dans la Vieille Cité, trois dans la Nouvelle Ville et deux en-dehors des remparts, au nord, décrivit-il en déplaçant son doigt à l'est de la ville, à l'ouest, au sud, puis au nord sur la carte à mesure qu'il parlait.

Christophe acquiesça, les yeux rivés sur ce qu'on lui présentait.

― Les morts sont plus nombreux au centre, au niveau de la rue d'Orléans, fit-il remarquer.

― C'est exact, confirma Jean, visiblement fière que leur travail soit ainsi considéré. Nous pourrons peut-être concentrer les patrouilles dans les environs. En ce qui concerne l'identité des victimes, nous avons dénombré sept hommes et deux femmes, parmi lesquelles une sorci...

Il s'interrompit et leva des yeux gênés vers Lison qui garda le regard résolument fixé sur la carte. Jean s'éclaircit la gorge et poursuivit :

― Les victimes sont de tous âges et de toutes conditions sociales, puisque même la population pauvre au sud de la Vilaine, dans la Nouvelle Ville, est touchée. Elles présentent toutes les mêmes marques et...

Magdelaine fut prise d'un frisson, l'image des morts s'imposa à son esprit. À chaque fois, c'était la même vision d'horreur : des visages défigurés par la souffrance, la peau du cou arrachée, les bras brûlés... Elle revoyait les nettes traces de doigts sur la peau, comme imprimées au fer rouge.

Les traits défigurés des victimes lui apparaissaient dès qu'elle fermait les yeux, prenant parfois ceux de madame Le Gall avant que son corps ne soit avalé par les flammes, parfois le sien. Et puis son cauchemar se terminait sur une autre vision : à ses pieds était étendu le corps d'un homme aux yeux gris acier et aux cheveux noirs, l'homme à qui elle avait donné la mort un mois plus tôt. Elle le contemplait quelques instants puis tournait la tête, faisant face à une vitre qui lui renvoyait son reflet : des lèvres rouges de sang, des gouttes lui tombant du menton pour venir tacher sa robe. Des yeux de rubis brillants dans la pénombre.

C'était sur ces images qu'elle se réveillait, en sueur, à chaque fois que son esprit sombrait dans le sommeil. La voyant épuisée, Anne lui avait confectionné un mélange de plantes pour l'aider à dormir. Sans avoir réussi à effacer ses cauchemars, le remède lui permettait néanmoins de rendre ses périodes d'endormissement plus efficaces et lui avait donc évité de sombrer dans la folie comme les cinq hommes de Christophe.

La sorcière des plantes ne remarqua pas son regard, toute absorbée qu'elle était par ce que disait Jean. Magdelaine haussa un sourcil. Était-ce vraiment ce que disait le jeune homme qui l'intéressait autant ? Ou bien son visage, sur lequel ses yeux se baladaient ? La sorcière de l'eau savait qu'ils avaient travaillé ensemble à l'élaboration de la carte et qu'elle aidait aux recherches dans les archives... Se pouvait-il que ce regard pensif cachât autre chose ?

Elle repoussa cette pensée, la jugeant idiote. Un relation entre sorcière et humain n'était pas concevable tant leurs deux natures divergeaient, en plus d'être infertile. Elle détourna son regard d'Anne et s'arracha à ses pensées.

― Ses motivations ? vitupéra Victor à ce moment exact. Quelles motivations pouvez-vous bien trouver à ce monstre tueur contre nature ?

― Eh... Eh bien, cette morsure visible sur le cou de toutes les victimes nous inquiète un peu, se défendit Jean. Il s'avère que le sang peut être utilisé en alchimie, une certaine forme de magie. Nous jugeons donc utile de savoir ce qu'elle prépare exactement...

Magdelaine se concentra à nouveau pleinement sur les échanges. L'alchimie ? D'où sortait-il ce terme ? Comment avait-il pu découvrir une telle information ? Elle doutait que l'un des leurs ait pu lui livrer un secret si bien gardé... Ses yeux se portèrent une nouvelle fois sur Anne. La petite sorcière n'avait pas tiqué. Était-ce parce qu'elle n'écoutait pas ou parce que c'était elle qui avait parlé de l'alchimie à Jean ?

La Malédiction de la Sorcière au Corbeau (50%)Où les histoires vivent. Découvrez maintenant