V - La Table Ronde

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- Elle est plutôt jolie, oui. Enfin, ça reste une table.

- Mais pas n'importe quelle table, Dame Lenalee ! Vous avez devant vous la Table Ronde ! Elle restera à jamais inscrite dans la légende comme un élément clé de la quête du Saint Graal, mettant sur un pied d'égalité des chevaliers venant des quatre coins du Royaume, et...

- Voilà, coupa Arthur, alors comme l'a si bien dit le Seigneur Bohort, c'est pas la table de la salle à manger. De toute façon vous, dit-il en désignant la sorcière, vous assisterez pas aux réunions avec nous.

- Comment ?! s'étrangla-t-elle. Et pourquoi ça, je vous prie ?

- Parce que c'est réservé aux chevaliers adoubés, déjà. Et aussi, parce que je suis votre Roi, que c'est moi qui décide et que vous avez pas à discuter mes ordres.

Lenalee, sidérée, chercha du regard quelconque soutien auprès des chevaliers.

Léodagan et Calogrenant avaient l'air de se marrer, Bohort et Lancelot lui adressaient des sourires compatissants, Dagonet admirait la Table, et Perceval et Karadoc n'avaient pas tout saisi. Recrutés par ces derniers, les petits nouveaux, Galessin et Hervé de Rinel, étaient trop occupés à comparer leurs casques pour prêter attention à quoi que ce soit d'autre.

De toute façon, ils ont l'air un peu cons, ces deux-là.

- C'est stipulé par le règlement, normalement vous n'avez même pas le droit de mettre les pieds dans cette pièce.

C'était Père Blaise qui venait de parler. Un grand prêtre dégarni qui transposait à l'écrit les aventures des chevaliers. Pour une raison qui échappait à Lenalee, celui-ci ne semblait pas l'apprécier des masses.

Elle lui jeta un regard noir et se résigna, comprenant que certaines batailles étaient perdues d'avance.

- C'est stupide... Mais bon, tant que vous ne me mettez pas à l'écart pour les missions, j'accepte.

- Vous n'avez rien à accepter du tout, Lenalee, dit le Roi d'un ton autoritaire. C'est comme ça, et puis c'est tout. On doit discuter de la stratégie à adopter face aux Burgondes, alors laissez-nous maintenant.

La sorcière quitta la pièce sans prendre la peine de saluer son supérieur, vexée. Celui-ci avait énormément mûri ces dernières années, gagnant chaque jour qui passait en assurance, mais perdant tout autant en patience. Quant à Lenalee, elle était toujours la même, vieillissant au rythme atténué des démons, dont les plus vieux poussaient jusqu'aux deux mille ans.

Même si elle détestait recevoir des ordres, elle était paradoxalement fière des progrès d'Arthur, qui n'osait à peine lever la voix il y a quelques années. Il n'avait plus rien du jeune latin fraîchement débarqué de Rome, dépassé par les événements, et ne subissait plus son destin ; il le prenait en main, et dirigeait fermement mais justement son Royaume. Même physiquement, il était méconnaissable : il avait cessé de se raser, ses cheveux bruns qu'il laissait désormais pousser étaient bouclés par l'humidité, et il avait également pris quelques livres.

En se dirigeant vers son laboratoire, Lenalee se fit la réflexion que le Roi était un peu trop stressé par la menace Burgonde pour son bien-être. Après tout, ils n'étaient même pas encore sur l'île bretonne, et puis des guerres, il y en avait tout le temps, dans tous les pays du monde. C'était du moins la philosophie de la demi-démone, qui aurait préféré que les chevaliers concentrent leurs efforts sur la quête du Graal, parce que ces derniers temps, ça n'avançait plus tellement, cette histoire.

En s'approchant du laboratoire, la sorcière se figea, surprise par des éclats de voix  de l'autre côté de la porte de bois. Elle tendit l'oreille, et aussitôt une voix exagérément aigüe réclamant le bûcher lui vrilla les tympans.

L'Enfant MiracleOù les histoires vivent. Découvrez maintenant