Je m'employais aux moissons avec des paysans et quelques gens de Creuslier dans les plateaux de champs de blé en amont de la bourgade et des villages alentours, terrains d'une paroisse ou d'une autre qui donnait bien de l'ouvrage. Avec le temps qui s'alourdissait, la chaleur qui tombait sur nous, nous ne tardâmes pas à nous trouver suintants durant nos travaux, les droguets nous collant à la peau et nos bras cuisant sous le soleil. J'aidais sans compter les heures et faisais l'honnête homme lorsqu'on me donnait en plus de mon salaire de moissonneur une compensation pour ma serviabilité. Je rapiais ainsi tant de liards à une maisonnée que souvent les paysans m'arrêtaient à mi chemin que j'étais avec la charrette pleine de leurs blés secs et lourds et me graciaient de la peine de les devoir mener jusque dans leur fenil. Pour sûr, je rapportais bien cela d'argent, que je dépensais le moindrement, m'arrêtant seulement à nos miches de pain de seigle journalières que j'achetais du matin faites, ainsi que de ces fromages ronds qui se vendaient sur la place du marché par un drôle d'une ferme voisine, puis parfois un peu de lait. J'allais baigner nos gourdes dans un ruisseau de la forêt une fois par semaine ou moins, lorsque mes journées me l'accordaient, et quand nous avions grand faim plus que les autres jours, je descendais à une rue plus bas que le logis pour aller acheter des tourtes à la viande dans une gargote.
La chose de l'argent n'avait jamais été source de conflits entre le réfractaire et moi. Il contribuait tout comme moi à l'entretien de notre caisse toujours trop rapidement épuisée, mais j'étais celui qui m'occupais de nos dépenses. Vous devez certainement penser que ma précieuse me coûtais cher, mais en vérité ce n'était pas le cas. Certes, Étienne désirait ; c'est incontestable. La chose de posséder des bouteilles de parfum, des pains de savon et des liqueurs enivrantes lui apparaissait comme une nécessité formelle, dont il me réservait le précepte de l'importance de ces effets dans la vie d'un artiste privé de stimulations extérieures. Exciter les sens et l'imagination autrement que par le tableau de la rue dont il n'avait pratiquement plus accès, à cause de ma stupide façon de nous attirer les problèmes, était donc indiscutablement chose sérieuse. Je ne fais ici que le citer. Oui, Étienne en voulait tant, des choses. Mais pourtant, il se montrait étonnement prévenant lorsqu'il s'agissait de dépenser notre argent. S'il avait la décadence d'aller en Ève chez ses sœurs -frémissant souvenir !- il avait cependant toute sa tête devant nos comptes.
Fort heureusement pour moi, je ne faisais jamais couler l'argent en bouteilles et absinthe. Depuis mon départ du fort d'Aubervilliers, où j'y avais laissé mes collègues de boisson, je ne buvais plus rien, si ce n'est que l'eau claire des ruisseaux. Je dis heureusement, car même si mon cher ne se refusait pas un verre lorsqu'il y en avait un à portée, je songe avec certitude qu'il m'aurait reproché ce genre d'achat qui ne serait bon qu'à m'étourdir et à m'éloigner de lui. C'est pour dire si notre bourse et l'aisance de notre situation le préoccupait quelque peu. Mais un soir, j'eus le malheur de connaitre la raison d'une telle considération.C'était un soir où je rentrais d'une de ces journées de moisson, journée où je l'avais laissé dans la quiétude de notre chambre au loisir de ses livres et du vacarme du rez de chaussé. Je rentrais donc engourdi de l'épuisement que l'on peut se figurer, et je le trouvais debout, chose rare, penché à notre lucarne tous carreaux ouverts. Lorsque le grincement de la vieille porte m'annonça, il se remit prestement en ordre et je trouvais sur son visage une telle expression de surprise et d'agitation que je n'en pouvais venir qu'à une unique conclusion. Aussitôt mon regard se rua sur la table au coin de la pièce. Parmi toutes nos affaires, ses livres, mes ceintures, son chapeau, le mien, pas de trace de notre bourse. Elle cliquetait dans sa main, dissimulée derrière sa hanche. Cela n'avait absolument rien de naturel, et bien que je me refusais d'y croire, j'avais tout de bon interrompu la fuite de mon réfractaire. Dolent, sans souffle, je lui demandais ce qu'il faisait. Il se roidit, l'allure tout à fait dérangée, prêt à bondir et s'évaporer si je le lâchais du regard par mégarde. Passait un courant d'air par la lucarne.
" Je pars.
- Tu pars ? Où ça donc ? "Irrité et le visage mauvais, il parut ne plus considérer ma présence lorsqu'il me tourna superbement le dos, enfilant son bras en dehors de la fenêtre pour en mesurer la largeur, savoir s'il pouvait être ici une faille dans lequel il pourrait disparaitre à jamais. Cela me prit si vitement au cœur que j'allais brusquement à lui, lui attrapant les fils fins de ses cheveux.
" Où donc ?! Où donc veux-tu partir ?! "
J'arrachais la bourse de ses mains et tout nos écus se dispersèrent au sol en grand roulement.
" Et comment ?! Tu n'as rien !! Cette bourse est la mienne, elle sent le blé !
- Garde-toi la alors, bandit !! Je m'en irais chercher mon salaire à Cadet ! Cet argent-là, c'est le mien ! Et ça tu n'y peux rien faire !!
- Ces quatre sous ? Malheureux ! Je les ai cherchés hier et dépensés dans la foulée pour notre fricot !!
- Tu as dépensé mon argent maudit gueusard ?! "Je lui saisissais les épaules, le secouant de vive force, roué d'autant de ses vigoureux coups de pieds que de ses insultes qui me perçaient l'âme.
" Avec qui veux-tu fuir, espèce d'ingrat ?!
- N'importe qui ! "Il avait rugit en ses dernières paroles et éveillé en moi une telle désolation qui brûlait comme un feu vengeur que mon poing furieux le frappa au visage avec toute l'intensité de ce qu'éprouvait un amant trompé. Il en fut emporté avec tant de surprise et de violence qu'il chuta et le vieux plancher termina de le laisser inconscient. Et moi, je tombais à genoux.
Ce ne fut guère l'orgueil qui m'agita à la suite de cela, comme vous l'imaginez peut-être monsieur le Lieutenant. Oui, peut-être le gendarme avait-il prémédité ce coup porté fatalement au pauvre fuyard, de sa force de colosse, pour qu'enfin il puisse se réserver le reste du magot, ramasser toutes les pièces tombées et les fourrant dans la bourse comme un rat, et le laisser pour mort dans la chambre de l'auberge maudite. Vous voulez certainement croire à cette version des faits, dont je n'ai nul besoin de broder les bords et d'enjoliver les incohérences, puisque vous vous en chargerez volontiers, pour ne pas avoir à souffrir de la lecture des événements suivants. Mais ce n'est pas ce qui se passa ensuite, vous l'avez compris, à ce moment-ci de votre lecture.
Je tombais donc à genoux, ai-je écris, et je saisis les épaules d'Étienne, lâches et molles, tout comme l'était sa nuque délicate qui ploya contre mon sein alors que le serrais, repentant comme un bourreau, fou comme le plus tourmenté des hommes.
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Le Réfractaire
Historical FictionAndré de Thouars, un gendarme tout droit issu des troupes militaires de Napoléon, est enfermé au bagne pour haute trahison. Ayant échoué à livrer un réfractaire échappé du service militaire aux autorités françaises, il est engagé à rédiger une ébau...