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Je ne sous-estimais pas la fourberie de mon jeune frère. Aussi je savais que ses mots devaient être pris au sérieux, et que si je le voulais éviter de faire des sottises qui nous coûteraient, il fallait que je trouve un moyen de le maintenir quelque part durant les journées où j'escortais pour ma part Creuslier, auprès duquel j'avais acquis une bonne place de complice, et qui semblait avoir de nombreuses affaires à me faire consulter. De toute évidence, je ne pouvais pas lui imposer de me suivre l'ombre à longueur de temps, car ce serait chose fort pénible pour lui, et j'avais la crainte qu'il décide de terminer notre avancée tout seul à force d'agacement, ce qui serait regrettable pour lui comme pour moi. Mais je craignais également de le sommer de rester dans la chambre, car comme je vous le dis, il était bien capable de braver cet interdit.

J'en conclus donc qu'il fallait que je lui trouve des journées. Un amant ridicule et naïf l'aurait directement fait approcher cette fameuse librairie dont il me parlait bien trop souvent depuis notre arrivée, mais voyez-vous, je songeais que l'entente serait trop forte entre le libraire et lui. C'était une évidence, puisqu'ils partageaient sans nul doute les mêmes affinités. Mais alors quel mal y avait-il à ce qu'il se fasse un collège ? Et bien tout simplement, il pourrait en dire trop, sur nous, sur notre voyage, notre présence séant. Vous pouvez bien dire de moi que je suis craintif et que j'ai la pensée bien prononcée, mais en cette situation qui était la notre, il était impossible de savoir où s'arrêtait la raison, et où commençait l'excès.
Je cherchais un emploi qui n'avait rien à voir avec sa littérature et sa comédie. Et croyez qu'à Valmy, ce ne fut pas bien difficile de dénicher quelque ferme qui cherchait un garçon. Aussi je trouvais à lui donner des journées auprès de la ferme des Cadet, qui se trouvait à une lieue de Valmy par un chemin de terre tout simple et dégagé, entouré de clairières où les chèvres paissaient. La terre était tenue par une pauvre femme de ces bourgades, qui n'est jamais bien mise et qui a toujours les mains occupées à l'ouvrage ou le grain. Elle me reçut sans se lever de sa chaise alors que je me présentais à l'entrée de sa masure, deux grandes portes à gros carreaux en verre d'où pénétrait une lumière qui illuminait toute la poussière qui occupait l'air renfermé de la salle à manger. Elle me salua de la tête et le chat qui se prélassait sur ses genoux sauta sur le gros carrelage brun pour aller m'inspecter les bottes.
Elle me le prit sans histoires. Elle affirma que c'est bien ce dont ils avaient besoin, son fils et elle, par ces temps-ci où elle diminuait de force. Ce serait l'affaire de ramasser les œufs, sortir leurs chèvres de temps à autre, et puis peut-être aider à amasser les légumes. Les ouvrages plus importants étaient pour le fils. Le reste, le moins périlleux était pour Étienne, car elle jugea bon de ne rien lui confier de plus grave quand je lui appris que nous ne venions pas d'une ferme comme celle-ci, et qu'il ne saurait s'occuper de tout. Elle voulut tout de même que je lui apprenne son âge, et je lui appris qu'il avait dix-sept ans. Elle me répondit alors qu'il était presque tout juste comme son fils et qu'ils deviendront bons amis. Mais j'en doutais.

Étienne fut fâché de savoir qu'il allait travaillait comme une fermière, mais peu à peu l'humeur se tassa et il consentit à comprendre que si nous devions nous éterniser ici il nous fallait tout de même un pécule.

" Et toi, tu ne travailles donc pas pour nous faire vivre ? demanda-t-il.
- Je crois que Creuslier me veut confier de l'ouvrage. Je lui ferais entendre que j'ai besoin d'argent, que nous avons besoin d'argent et que je ne ferais rien de pénible gratuitement. "

Mon entente avec l'homme fut en effet en bon train et celui-ci me confia d'abord de petits ouvrages, comme lorsque je me vis assigné au règlement d'une mésentente quelconque entre métayers, ou qu'il fut l'affaire de prendre part à l'entassement pour poursuivre quelques maraudeurs de passage ; rien qui vaille salaire cependant. Ce fut donc dans les premiers temps le pécule d'Étienne qui nous acheta notre pain, et il n'était pas sans me rappeler ce fait. J'essayais de faire ce qui était le mieux pour le recueillir le soir. Je faisais monter un repas, puis j'arrangeais la couche et faisait remplir la cuve d'eau fumante, et tout cela après avoir espionné tout le jour quand je n'étais pas affairé avec les collègues, chez qui se prolongeait une suite d'événements courants et éreintants, et qui demandaient bien le coup de main. Un champ à travailler, une pauvre à accoucher, les réunions d'insurgés, les enfants à tenir, le jour des draps, le jour des moissons, le jour du pain, des paquets à préparer pour la ville... Rien qui puis vous intéresser, monsieur le Lieutenant. Vous voulez plutôt que je vous parle de lui. Et bien, lui, il était à l'aise dans sa ferme, l'air frais lui faisait une mine plus belle que d'accoutumée. Le matin partait avec son manteau passé et son chapeau sur la tête, et le soir revenait presque nu, le manteau et le chapeau roulés sous son bras, de la sueur sèche sur les tempes. Il montait sur l'avant de la monture que j'empruntais tous les soirs et se laissait bercer au fil du trajet, docile, un peu fatigué par son ouvrage. Cette période de travail dût être celle où il se voulut le plus de netteté possible. Il se lavait bien tous les soirs, il ne ratait que quelques fois son nettoyage quand il était trop sommeilleux lorsque nous arrivions à l'auberge. Il avait bien relevé que cela lui causait de l'effort, et que de cet effort il ressortait bien peu net, quoique j'appétais l'épice de son odeur de sueur qui laissait deviner son application à la tâche qu'il avait de nous faire subsister, comme s'il eut été l'homme de la maison. Il arrivait aussi que "l'homme de la maison" s'endorme contre son hussard avant qu'ils aient atteint le logis.
C'est étonnant mais il me reste le souvenir clair d'une de ces soirées, alors que tout était encore à ce calme flottant, celui de nos premiers temps là-bas. Vous voyez, durant notre chemin nous passions bien des champs, mais un en particulier nous plaisaient grandement, à Étienne et à moi. C'était ce champ de tournesols, qui quand nous le passions, était déjà sous la pointe de la nuit, la fin du jour, où le ciel n'est pas tout à fait sombre mais plus tout à fait éclairé. Quand il se teint de rose et d'orange, le moment le plus court de la journée, car ces lumières divines ne durent pas. Ce bouquet de teintes irréelles et de ces grosses fleurs jaunes nous mettaient d'accord sur l'une des rares haltes que nous désirions ensembles. Il fallait toujours s'arrêter devant le champ des tournesols, car c'était ainsi que la journée nous rendait quelque chose. Vous l'auriez vu, mon aimé, contempler de ces fleurs-là.

Le RéfractaireOù les histoires vivent. Découvrez maintenant