𝟓

31 3 0
                                    

Sur notre chemin, je trouvais Étienne quelque peu mélancolique. D'abord nous n'échangèrent aucune parole, tous deux à l'écoute des sabots de notre monture qui battaient longuement le sentier que nous empruntions, et qui nous distanciait un peu plus à chaque minute qui passait du village de mon réfractaire. Je crois qu'il est juste d'affirmer que son départ de ce petit village fourré dans ses étendues de nature le faisait un peu chagrin, et quoi de plus commun. Il n'avait sans doute jamais été aussi loin que là où nous nous trouvions, du moins avant le service militaire, et même si l'envie ne lui manquait guère de fuir au travers de l'inconnu - mon triste explorateur -, ses origines lui étaient précieuses. Et puis n'était-ce pas lui qui avait fui les rangs au bout de quelques jours pour y revenir, à son lot de maisonnées de l'ancien siècle ? Sans doute lui avait-il fallu une grande fermeté envers lui-même pour ainsi entreprendre un tel voyage, seul et recherché, et peut-être sans même une monture pour éprouver la route à sa place. Mon courageux réfractaire, et pourtant on te blâme !
Je lui fis part d'une décision soudaine lorsque les arbres de la forêt me dévoilèrent les lueurs roses qui poudraient le ciel. Il nous fallait nous arrêter pour la nuit afin que Germain soit bien disposé à marcher durant toute la journée de demain, et que nous soyons disposés nous-même à en endurer la monotonie sans avoir souffert d'une nuit sans sommeil.
Je le priais de bien vouloir s'asseoir là où j'avais trouvé un coin de mousse qui pourrait l'accueillir comme il se doit mais il répondit par quelque grimace de dégoût. Cependant, quand j'eus allumé un foyer au milieu de notre campement de couvertures et de nappes, il vint approcher ses mains des flammes et frictionna ses épaules. Nous mangeâmes ce dont nous disposions, le pain rond de ce matin que j'avais emporté ainsi que des tranches de viande fines ravivées par les flammes. J'eus également la surprise de voir Étienne sortir une bouteille de rhum de sa besace. Cette nuit brillait déjà comme un souvenir chaleureux.

" Oh, non, ma mère n'était pas une prostituée, c'était une laveuse. Comment ? Ce n'est donc pas la même chose, tout de même. On l'appelait "la Zéphine" un peu de partout. Mon père je ne le connais pas. Non, je n'y ai jamais vraiment songé. Et toi ? Pourquoi t'être donné comme cela à l'armée ? Il est des carrières bien moins risquées, bien plus illustres... Et Napoléon, l'as-tu rencontré ? Allons, ne raconte pas de chansons, puisque je te dis que je ne suis pas dupe. "

Je l'observais silencieusement vider la bouteille entre ses lèvres tout en me pressant de ses questions candides et spontanées. Le foyer produisait de vives flammes et réchauffait nos cœurs. Le mien brûlait tendrement, le sien s'étourdissait tantôt des étoiles et de leurs cercles imaginaires qui se dessinaient au dessus de sa tête, et tantôt du rhum qui lui donnait des bouffées de chaleurs.

" L'armée est tout ce qu'il me reste. Lorsque je suis revenu de mon service militaire, mes pauvres parents n'étaient plus, et j'avais le local de leur boutique sur les bras. Mais comme je n'avais aucun savoir-faire pour reprendre leur commerce, j'ai vendu le local et puis je me suis arrangé avec l'armée que je connaissais bien. J'ai profité de mes affinités avec les généraux pour acquérir un poste de gendarme. Voilà, tu sais tout maintenant.
- Détrompes-toi, j'ignore encore une chose ; es-tu marié ?
- Je ne le suis pas.
- Pourquoi ça ?
- Je ne sais pas.

Il me toisa durant un moment tandis que je cherchais mes mots face à cette question qu'on ne m'avait jamais posée auparavant.

" Et toi alors ? Tu n'es donc pas marié ?
- Marié moi ? ça alors, je bois mais c'est toi qui est ivre on dirait bien !
- Pourquoi ? Est-ce si incongru de te voir marié alors qu'il y a une minute tu houspillais car je ne le suis pas moi-même ? Pourtant tu ferais la joie d'un mari, j'ai vu comment tu portais la robe. "

Ses lèvres fraiches s'étirèrent en un rire cristallin, et il lança la bouteille à mes pieds. Je l'attrapais et ôtais le bouchon pour boire ma part avant que tout cela n'arrange plus son état, malgré qu'un peu plus d'ébriété de sa part aurait été profitable étant donné la sympathie dont l'alcool le parait. En effet, ce soir-là j'eus la satisfaction secrète de l'observer lâcher un peu la pudeur effarouchée qu'il m'avait donnée durant tout le jour, cet air strict, cette présence des plus solennelles qu'on entre eux les différents voyageurs arrangés dans une même diligence le temps d'un voyage de circonstance. L'alcool lui avait sans doute permis d'égarer un instant sa condition de réfractaire forcé de fuir son village, arrangé avec un gendarme dont il pouvait sinon devait encore douter. Cette condition qui, je devinais bien, ne lui était tout de même pas aussi égale que ce qu'il laissait entendre.

Le RéfractaireOù les histoires vivent. Découvrez maintenant