Je terminai de craindre que cette faiblesse put nous causer quelque ennui. Arrivés à notre champ, Étienne descendit de notre cheval et alla un instant se perdre dans les hauts tournesols que nous connaissions. La vision de son vêtement qui flottait parmi les feuilles sèches et brunes m'inspirait une harmonie perdue et retrouvée, cette quiétude qui m'étreignait toujours lorsque nous nous rendions ici. Nous étions loin de Cadet et loin de Valmy, nous étions au milieu de nul part avec la sensation délicieuse de n'avoir aucune appartenance, si ce n'est que celle de la nature, environnante et poétesse. Comme je vous l'ai décrit de mon ébauche sincère, le temps se figeait parfois grâce à ces moments de délice et de beauté, où il me semblait que nous nous appartenions lui et moi, que notre union était scellée par je ne sais quelle évidence, non pas honteuse, mais naturelle et sensée. Il me semble inutile de m'expliquer sur le fait qu'en de pareils moments, j'étais grisé et je ne disais jamais non, je ne me refusais à rien.
Veux-tu que nous nous couchions sur l'herbe ?
Es-tu bien d'accord pour que nous le fassions ? Je ne veux plus que tu sois en colère contre moi. Alors c'est dit ? Cela sort de ta bouche. C'est dit mon bel ange, nous irons là où tu voudras, si c'est pour que tu me regardes un peu. Ah mais ! Que le charme agit ! Voyez monsieur, j'avais gentiment accepté de l'emmener au village qui était en ce moment-même en quelque festivité. La foule manquait à Étienne, terriblement. Lui qui aime tant les hommes et les filles, les senteurs et les spectacles, lui qui était un acteur, et qui maniait les troupes comme un général, par le seul pouvoir de son charme, qui n'a rien à voir avec la connaissance des vers, ou l'incarnation parfaite de qui ou quoi. C'est folie que d'imaginer un instant de le priver de cela.
J'étais jaloux, pour sûr, jusqu'à l'os. Mais je l'aimais lorsqu'il était lui-même, et sa nature lui dictait d'osciller constamment entre une chose et une autre, ne se fondant pas entièrement dans l'une, n'adoptant pas complètement l'autre. Il était ainsi dans tous les domaines, que cela me fut plaisant ou non. Certes, c'était parfois si enchanteur de ne pas savoir à quoi s'en tenir, d'ignorer, de ne point vraiment comprendre, saisir, c'était ce qui était plaisant chez lui. N'est-ce pas délicieux, tâter un corps dont la nature nous échappe si bien qu'on ne sait pas si c'est nature ou blasphème qui le veut ! Mais à mon grand malheur, c'était aussi chose sournoise, tumultueuse, inquiétante, désarmante. Qu'est-ce que cet air sur son visage ? Que pense-t-il à présent ? A qui rêve-t-il ? Qui ose-t-il appeler sien à cet instant même ? C'est à se rendre fou.
Mais passons tout cela. J'en étais donc aux festivités de Valmy, et je veux m'y plonger si bien que je puis en éprouver l'émotion à nouveau, fut-elle teintée de cette malheureuse appréhension. Étienne ! Reste à mon côté encore un peu. Il est vrai que la foule de ce jour-là n'était pas seulement d'ici mais aussi d'un peu plus loin. Parait-il que cela se déplaçait pour venir profiter de la joie d'une journée qui fêtait l'arrivée de je ne sais quelle saison, une saison qui plait aux champs, et qui plait donc aux paysans. On sortait, les femmes causaient entre elles, les enfants n'étaient pas retenus. La place sur laquelle j'étais parfois passé, habituellement déserte et blanche, était cette fois-ci parée des couleurs éclatantes des robes du dimanches, la blancheur des jupons qui dansaient, la teinte sablée des juste-au-corps, les rubans violets pendus en l'air aux enseignes, frétillants aux mouvements des étoles. Vieux mariés et jeunes amants s'élançaient gaiment sur des estrades animés de troubadours musiciens, et le son de leurs violes grinçantes et de leurs flûtes tailladées emportait Valmy dans ses plus anciens souvenirs (moines, seigneurs, tout ce qui est de cela).
Je gardais Étienne comme on veillait sur une bourse en ces événements-là. C'est chose courante que d'avoir des mains qui fouillent nos poches à la volée, ou dérobent ce qu'on porte à la ceinture. Ce n'est jamais étonnant, lorsqu'on possède un bien précieux, de se le faire rapier. J'avais peut-être quelques pièces ce jour-là, mais j'avais surtout Étienne, et je me tenais prêt à m'élancer, chien, chevalier, vers celui qui voudrait me le dérober. Et lui était là qui flânait, sous son tricorne, la veste au vent, le nez d'une part et de l'autre, à l'affut du mouvement, de ce qu'on le frôlait en passant, des étalages où fourmillaient des châtaignes, bouillaient des soupes, s'amoncelaient des charlottes et des poupées de paille. Il savourait cette sortie avec une telle avidité que j'en étais touché et ravi. Ah ! oui, c'était si bon d'être à son coté et de l'admirer, de partager son étourdissement. Mais cela ne vous mène à rien d'en être au fait, n'est-ce pas ?
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Le Réfractaire
Ficción históricaAndré de Thouars, un gendarme tout droit issu des troupes militaires de Napoléon, est enfermé au bagne pour haute trahison. Ayant échoué à livrer un réfractaire échappé du service militaire aux autorités françaises, il est engagé à rédiger une ébau...