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Je passais quelques jours dans une chambre que je louais au Pré-Saint-Gervais. J'avais trouvé ce grenier dans l'idée qu'il me fallait m'établir pour quelques temps ici, aussi je me mêlais un peu à la vie du peuple. Je dépensais quelques sous pour des miches de pain et plats de viande servis dans une auberge de fond de rue et trinquais quelques verres avec des paysans. Cependant je ne retournais pas chez Chantenay. Je laissais le réfractaire seul avec sa conscience, et j'avais de grandes espérances en ces quelques jours où je lui offrais ma retraite. Un choix plus judicieux, j'entends, aurait été de venir le quérir tous les jours, et ce avec des menaces toujours plus aiguisées, promettant à chaque rencontre un châtiment plus grave que celui d'hier. Mais je ne pouvais endosser ce rôle de Charon sans merci, de sous-fifre écervelé. Du moins je ne l'étais que trop, ce sous-fifre sans couleurs. Le sentiment qui montait en moi depuis mon départ d'Aubervilliers avait d'ores et déjà quelque peu effrité cet heaume rude qui était le mien depuis des années, depuis que je posais -que j'avais appris à poser- sur la populasse un regard purement tutélaire. Je n'avais envers personne de sentiments compatissants, ma vie de paysan m'avait quitté depuis longtemps pour laisser place à votre monde autoritaire dont je vous passe le détail de mon opinion. Toujours est-il qu'il y avait bien longtemps que je n'avais plus rien à voir avec ces gens. C'est ainsi qu'on devient, quand on est gendarme. On s'échouent entre deux pavillons sociaux, respectés par les petits, exploités par les grands.
Mais nous sommes ici encore au Pré-Saint-Gervais. Si cela fut vérité à nouveau ! Les jours que j'eus passés là-bas, disais-je, avaient réveillé en moi mon premier naturel, celui du simple paysan avant le gendarme. J'aimais descendre dans la rue le matin et parcourir le village. Je m'étais lié d'amitié avec quelques commerçants et aubergistes d'une amabilité généreuse et d'une conversation saisissante, et le jour du marché me comblait autant que les collègues que j'y rencontrais. Cela dit je n'étendais pas le sujet de ma présence céans. Ce n'était pas par soucis de discrétion, puisque après tout vous n'avez jamais conclu d'une mission secrète, mais c'était davantage par égard pour Étienne et son enseigne, dont je ne souhaitais ni railleries ni scandales. Il est vrai que je tenais à remplir ma mission sans qu'un accros ou qu'une vague trop forte puisse passer sur ce village qui semblait être habité d'une grande et unique famille, soudée dans sa misère et sa monotonie.
C'est au terme de quelques-uns de ces jours tranquilles que je fus rattrapé par mon destin alors que je rentrais dans mon grenier avec sac en toile sur l'épaule. C'était là le fruit d'une aide que j'avais fournie auprès du boulanger du village, qui pour me remercier d'avoir fait je ne sais plus quelle bonté faussement innocente, m'avait cédé un gros pain rond tout dessiné de fleurs. Et c'est ainsi, coiffé d'une satisfaction certaine que je franchis le seuil de ma porte. Et c'est ainsi que l'objet de la satisfaction chuta sur le parquet poussiéreux quand mes yeux se posèrent sur lui, celui qui étouffe le temps et ne me laisse que la stupeur due à son apparition, que je ne soupçonne jamais avant d'en avoir été attrapé. Étienne se tenait là, une nouvelle fois devant moi, assis sur la chaise en bois où je posais généralement mon manteau et mon tricorne, et ses pieds chaussés reposant sur le bord du bureau où je plaçais mon sac en toile. Enveloppé dans une chemise blanche éclose sur sa gorge, il posait sur moi son regard princier alors que son talon, mollement ancré dans une entaille de la table, faisait balancer la chaise comme une escarpolette. Cette vision soudaine et imprévue me replongea dans l'urgence de ma mission avec une violence saisissante. Après avoir ramassé mon butin, je me tournais à nouveau vers lui et le dévora à nouveau du regard, comme si je l'apercevais de nouveau pour la première fois. Et je pourrais parler de cette vision sur vingt lettres, si on m'en laissait le loisir. Je pourrais décrire chaque parcelle de ce que j'ai vu à cet instant, oui, je pourrais vous parler, monsieur le Lieutenant, de la finesse antique de ses poignets, de la blancheur de sa gorge, de son oreille, qui se confondait avec son vêtement en lin, et des mèches d'or qui chatouillaient son nez. Dieu qu'il est étourdissant d'éveiller d'aussi brûlants souvenirs alors que je suis maintenant ici, maintenu dans cette cellule sans vie. Mon âme bouillonne à chaque pensée qui m'étreint, mon corps tressaute à chaque mot que je gratte sur ces misérables feuilles ! Quelle douce fièvre !

Le RéfractaireOù les histoires vivent. Découvrez maintenant