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Creuslier, chef des insurgés donc, me précisa la situation de Valmy. Le village se tenait loin des hameaux voisins et était entouré de grosses forêts, commodes pour se chauffer durant l'hiver mais trop épaisses pour que les voyageurs les franchissent et viennent se faire connaitre. Généralement on y rentre pas et on y sort peu, seulement pour des cas particuliers, comme par exemple lorsqu'on a besoin de quelque matériaux spécifique qui manque par ici, ou quand on envoie les jeunes pousses à la ville pour qu'ils puissent connaitre les foules un peu mieux. Cependant, la raison pour laquelle ils se méfient des inconnus et vont jusqu'à juger s'ils sont bons à garder ou non est que, plus que simplement isolés, ils sont également confrontés à un très haut ennemi. De cette sorte, ils sont trop peu encore pour se soulever contre lui. Vous comprenez comme j'ai compris alors de quoi il était question.
Le comte de Valmy. C'est ici la première fois qu'on m'en parla, et dès lors je n'aurais pendant très longtemps que ce nom comme distraction lorsque j'étais parmi eux. Si vous êtes allé à Valmy, et je le crois fermement, vous n'entendrez jamais ce nom dans la rue. Les bergères feront les sottes en ne comprenant pas ce que vous leur causez, et les enfants s'enfuiront devant vous dès que vous aurait évoqué le titre de comte. Et pourtant la population le connait bien, ça oui. Ils connaissent la goutte, le typhus et leur vieux comte. On me raconta bon nombre d'histoires à son sujet, mais je ne vais vous en faire part que d'une seule, celle qui est restée fraiche dans ma mémoire. C'est au sujet de Lamousin, qui était un charbonnier et qui se trouvait dans la forêt du comte, laquelle est sa terre de chasse. Comme il ne quittait presque jamais sa chaumière, il tuait du petit gibier tout près de chez lui et s'en faisait des maigres repas qui ne tuaient pas bien la faim, de sorte que lorsqu'il regagnait le village, on lui offrait le fricot en échange d'une partie de son charbon. Un piqueur du comte, enfant du village, avait été quérir Lamousin à cause de son misérable état, le pauvre homme ne connaissait pas bien autre chose que la faim, et ce piqueur voyez-vous, qui était tout de même un peu bon et qui en savait un peu, lui apprit que le comte était fort mauvais à chasser le lièvre, et plus chanceux avec le gros gibier, comme les sangliers et les faisans. Lamousin, qui n'était qu'à attraper des fauvettes et des fouines jusqu'alors, se vit donc avantagé de pouvoir chasser le lièvre, qui était en prolifération sur les terres comme on peut se l'imaginer. C'est donc ainsi que des mois durant, il ôta des lièvres en quantité aux terres du comte sans qu'on en sache rien. Et puis un jour, le comte, qui eu finalement entendu de cette histoire, s'arrêta à une terrible vengeance et se décida de lui-même aller à Lamousin pour lui ôter la vie comme il le faisait à son gibier, c'est à dire qu'il le fit pendre dans sa chaumière, et puis qu'il la fit brûler avec tout son travail dedans, les buches, les brindilles, les galets de charbons et les effets du malheureux, tout ceci fut un brasier. A la suite de cela, il fit renvoyer son piqueur et lui inculqua une mauvaise réputation auprès des châteaux et des forts jusqu'en Lorraine. Et le piqueur, qui était déjà bien coupable d'avoir entrainé le charbonnier, se vit contraint de partir en Provence pour espérer trouver un emploi là-bas, et encore aujourd'hui, on ne sait ce qu'il est advenu de lui. Cela ressemble un peu à un conte de mauvaise augure je vous l'accorde, mais c'est d'un homme comme celui-ci que le village souffrait. Il inspirait depuis cette histoire et depuis les autres une grande terreur, car enfin personne ne se sentait à l'aise, et tout le monde redoutait pour sa vie. Ils ont bien pensé à se tourner vers un autre seigneur, mais tout ceux qui sont alentours sont amis du leur. Voilà donc concernant l'isolement de ces paysans.

Étienne me fit éprouver une de ses terribles humeurs durant nos premiers jours ici, et surtout lorsque nous nous établîmes dans notre chambre à l'auberge qui nous accueillit. Il rouspétait de la porte qui s'ouvrait à moyen de grands coups d'épaule, il se plaignait du plancher qui craquait sous ses bottes quand il entrait, il pestait contre la surface froide du miroir posé sur la commode et la chute blanchâtre qui la recouvrait jusqu'au tiroir du bas, il renaudait contre le paquet en bronze rangé dans un coin avec des linges pliés dedans, il agonisait de l'absence de ce qu'il appelait "fenêtre décente" (ce qui est un trou dans le mur qui n'est pas trop haut pour lui, pas comme la petite lucarne discrète de notre chambre), et il déplorait plus que tout au monde le grand, le large, l'ample matelas de coton et de plumes que nous devions nous partager à son plus grand inconfort, et sur lequel était bien lissé un draps de coton, un sur-draps dentelé, un couvre-lit de grosse laine grise et un traversin de duvet. Croyez-le ou non monsieur, mais toutes ces chutes étaient encore trop indélicates pour la finesse de son corps, et la dureté de son caractère.
Il se laissa tomber sur la chaise branlante près du guéridon de bois brun et renifla un bon coup. Il tendit ses bras dans le vide, appuyés contre le dossier, et étira longuement ses jambes. Tout son corps se raidit avec délice en un soupir d'extase avant de couler à nouveau sur son support, ployant lascivement avant qu'il ne me jette un regard curieux tandis que je ravivais la flamme d'un chandelier de bronze à l'aide d'une des bougies du couloir.

" Puisque c'est ça (je lui avais révélé que nous allions nous établir durant un temps) j'irais explorer le village pour m'y trouver des collègues, pour jouer et réciter, le soir, comme avant, quand tout semblait aller au mieux."

Je tapotais la bougie qui coulait avant de lui donner un petit sourire faiblard.

" Et moi, ne suis-je pas un peu ton collègue ?
- Toi ? " détonna-t-il avec une grimace.

Je me renfrognais sur la commode.

" De toute façon tu ne trouveras personne. C'est une bourgade ici, pas la capitale. Il y a dix maisonnées, une auberge et une épicerie. Que vas-tu réciter avec ces gens.
- Tu te trompes, il y a une librairie. "

En effet, malgré la trombe qu'avait été notre arrivée à Valmy, cela n'avait pas échappé à son œil vigilant. Et même si j'avais moi aussi remarqué cette belle façade si chère à son cœur, je n'y aurais point donné la moindre émotion, et j'aurais tout pareillement pris cela comme une menace pour notre discrétion, tout comme toutes les fantaisie qui animaient si soudainement mon fuyard.

" Je l'ai vue, elle a une façade toute peinte... Avec des lettres d'or, rêva-t-il.
- Et bien tu n'iras pas.
- Pourquoi non ?!
- Parce que je le dis. Tiens, d'ailleurs je dis aussi qu'il te faudrait te cloîtrer ici, et ne recevoir personne, oui, ça serait le moyen le plus sûr de ne rencontrer aucun gendarme qui serait sur tes traces ! "

Sa tête ploya contre le dossier de sa chaise et il me cacha son visage derrière ses bras, toujours étendus.

" Jamais je ne ferais une telle chose. "

Le RéfractaireOù les histoires vivent. Découvrez maintenant