L'air frisquet et revigorant des champs de blé à l'aube, les visages inchangés du village qui apparaissaient chaque jour sous les mêmes porches, devant leurs métiers, sous leurs enseignes, un village s'éveillant inlassablement, les habituelles foules sur les marchés, les processions qui passaient sous notre fenêtre, tout cela. L'odeur des légumes bouillis, l'odeur des linges, ce rayon de soleil se couchant sur notre lit à la fin de la journée, doré, fragile, dont le souffle ne durait que quelques instants seulement, dans lequel par deux fois les doigts évanescents d'Étienne froissaient les pages de son livre. Toutes ces choses constituaient à elles seules, dans leur simplicité et leur nature tranquille ce que j'appellerai aujourd'hui une période de véritable apaisement. Aussi, j'eus été le plus heureux des hommes si l'on m'avait permis de m'y repaitre pour quelques temps encore. Malheureusement, par amour pour cette éternité tracassée, j'avais choisi d'y mettre un terme en me mêlant à une autre suite. Je me présentais un soir au pavillon de chasse du comte et j'entrais ainsi dans la grâce de la population bourgeoise alentour au détriment de mes collègues du village, bons et ignorants de mes méfaits de toute nature qu'ils soient. Voici comment cela se déroula.
On m'accueillit chez le comte dans cette immense bâtisse au luxe bouleversant, qui ce soir-là ravissait les invités et autres connaissances coutumières de ces sauteries, qui ne manquèrent pas de me couvrir de l'honneur dont Alfred m'avait parlé. Des salutations apostrophées, des poignes vivantes, des mains à embrasser, des commentaires sur la guerre, sur le pays, sans oublier toutes ces amitiés dont il est de mon devoir de vous faire part, Lieutenant. Nous brillions là-bas, mais vous y étincelleriez certainement. Il n'y avait dans ces admirations que volonté d'exprimer de l'amitié envers le régime, mais en mon esprit de fuyard, je ne pouvais que les accueillir avec ma nerveuse gaucherie, ma face de fuyard.
Je retrouvais Alfred qui prenait place en ce salon comme en le sien et qui me faisait servir des coupes de vin, des assiettes de viande et qui me conseillait toute sorte de victuailles sucrées offertes par le comte à ses invités, comme un roi couvrant ses sujets de son opulence. A dire vrai, je ne l'ai aperçu que brièvement d'abord, cet hôte mystérieux et réservé, moins bavard que tout le monde, campant çà et là du salon pour s'enquérir de chaque conversation et y ajouter commentaire astucieux et toujours triomphant sur le sujet. En somme, il était bien pareil à ces messieurs de bonne famille, sachant tant et ne disant que si peu, racorni par la vieillesse, la silhouette petite et maladive, la perruque grise de poussière. "Cela n'est point de mon ressors j'en conviens, cependant...", "tout résolument vos esprits me dépassent, mais voyez...", "rien n'est plus juste que votre intuition, seulement permettez...", et cela allait dans tous les cercles alimenter le feu des paroles, aiguiser les opinions avec la même douceur tranquille qui soumettait n'importe quel invité. Le comte est bien fatigué, veillez à ne pas le contrarier. Le comte est bien âgé, écoutez ses fables avec grande attention. Assurément, j'en oubliais la tyrannique impression qui m'avait été livrée par mes bons collègues au sujet de ce vieillard.
Je mentirais si je vous disais, monsieur, que j'étais à mon aise parmi tout ce monde. Ces gens-là n'avaient rien que j'eus pu apprécier, et à part mon triomphal uniforme, je n'avais guère à leur offrir. Leurs pensées allaient au delà des miennes, et très tôt déjà dans le prolongement de la soirée, il me sembla qu'ils abordèrent des futilités. Lorsque le récit de leurs quotidiens navrants fut achevé, voilà qu'ils évoquèrent les écrivains à la mode, les ouvrages à sensation, d'accablants contes, que sais-je, des choses qui semblaient les mouvoir au plus haut point. Sur ces sujets-là, le comte ne perdait pas sa diplomatie et n'était étranger à aucune œuvre qui se trouvait sur la table. Que tout cela me paraissait morne, c'en était éreintant. Voyez, je n'avais jamais saisi le sens pratique de ces déblatérations obscures et vides de propos, et cette soirée m'en confirmait encore la chose. Pourtant, ces bêtises romantiques et ces pensées profondes suscitait au réfractaire la plus grande passion. Qu'il se serait plu, à cette sauterie ! Quel enthousiasme aurait été le sien en échangeant ses impressions de lecture avec d'autres intellectuels, de véritables gens du monde ! J'en aurais été moi-même séduit s'il avait été là à mener les conversations, car en sa bouche, fait remarquable, tout me semblait admirablement haut, jamais futile. ça n'est pas simple à saisir -je crois que cela me dépassera toujours-, mais c'est vivant et passionnant, et cela me fait grande impression, je dois l'avouer. Oui, je crois bien qu'il aurait eu sa place parmi ces belles personnes. A la vérité, il fallait trouver la suite qui me correspondait le moins pour trouver celle qui lui allait le mieux. Je crois bien que je divague encore.
Cela se souleva de joie lorsque, pénétrant effarée à l'entrée secondaire, une belle troupe soldatée que l'on croyait avoir renoncé à se joindre à nous se présenta, venant visiblement d'aller s'enivrer à quelque auberge sur son chemin. J'avais exprimé ma volonté de me retirer incessamment sous peu, mais cette apparition convainc Alfred de m'en empêcher. Il s'agissait-là de sa troupe de collègues dont il voulait tout résolument me présenter les membres. Il y avait bien des pauvres hommes, un peu de nos âges, bien que cela ne se laissait guère croire. Des prénoms que je n'ai pas retenu, qu'Alfred accolait et félicitait, dont je serrais les mains avec poigne, pincement à leurs sabots insensibles. Je ne les connaissais pas et ma face ne leur évoquait pas grand chose, si ce n'est que l'habituelle amabilité d'un ancien appelé avec un autre qui faisait que nous étions tous collègues d'une façon ou d'une autre. Après tout, nous suivions tous le même chemin, notre carrière était, d'un à l'autre, la même ou à quelque chose près. Les badauds salués, mon ami m'entraina vers un gendarme qui se tenait éloigné des autres, droit et contenu, assurément n'ayant rien bu. Je détaillai cet homme du regard, dont le flegme me décontenançait. Le cheveu sombre, la silhouette courte et carrée et l'œil observateur ne participait pas à une quelconque sympathie que l'on aurait pu éprouver à son égard. Tandis qu'on nous présentait, je remarquais sur son visage une singulière disgrâce. L'individu avait un œil saigné, enfoncé dans son crâne et à demi clos, si bien que se tenant loin de lui on l'aurait pu croire borgne. Je m'attardais sur cet attrait fort longtemps, mouvé de la curiosité qu'on a envers ce qui est singulier, et passais outre une affirmation, et le visage du gendarme se tendit d'amabilité.
" Vous regardez mon œil, cher André. C'est bien tristement ce qui m'illustre d'abord. Mais ne vous inquiétez pas, ce n'est pas un miasme. C'est quelque gravier que j'ai reçu lors d'une bataille que j'ai menée lors de mon service.
- C'est vrai qu'il n'est pas charmant ton œil, assura Alfred, qu'il fait mauvaise impression, mais enfin c'est une maigre perte, et puis Dieu ne nous a-t-il pas donné deux yeux ? C'est ma foi excuse pour en perdre un ! "
Le gendarme, sensible à la bonne humeur de mon ami approuva cette idée qu'il qualifia d'audacieuse, et dont il assura qu'il se souviendra, mais quant à moi je ne pouvais qu'être perplexe à son récit. Je connaissais trop la façon dont les généraux choisissaient leurs soldats. Aussi, cette pensée ne demeura pas assise en moi et retentit avec plus d'irritabilité que je n'en voulu mettre.
" Comment pouvez-vous être gendarme si vous êtes à moitié aveugle ? "
Il me fit face, posant son œil saignant sur mon être, et sa pupille bleuâtre et mouillante m'adressa un air tout aussi désagréable que le mien.
" Eh bien tout simplement parce que j'y vois très bien. "
Retentissant de commodité et brave comme tout, je m'avouais vaincu et consentis à croire qu'il avait un œil là où il n'en avait pas, et ce geste fait, la soirée reprit un peu de légèreté. Mais je puis vous assurer que je ne doutais pas moins.
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Le Réfractaire
Historical FictionAndré de Thouars, un gendarme tout droit issu des troupes militaires de Napoléon, est enfermé au bagne pour haute trahison. Ayant échoué à livrer un réfractaire échappé du service militaire aux autorités françaises, il est engagé à rédiger une ébau...