𝟐𝟎

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Les journées m'étaient pénibles, et les nuits m'étaient profitables. Désormais je m'éveillais, je travaillais aux champs, je m'informais des activités des gendarmes ainsi que de la progression des insurgés dans le seul objectif d'atteindre la nuit où je retrouverai la compagnie du réfractaire, seul moment de repos et d'harmonie au terme de ces journées éreintantes.

Comme je le disais dans ma feuille précédente, je me trouvais maintenant obligé à honorer l'invitation de l'ennemi. Je dis ennemi, car je n'avais pour le comte aucune amitié ni aucune véritable sympathie, je pensais peu de choses au sujet des comtes et, oserais-je rappeler, j'avais rejoint le parti des insurgés, qui en ce temps-là travaillaient peu à monter leur cabale. En effet, les temps devenaient rudes et l'air se rafraichissait. Nous partions durant des journées entières pour aller visiter des bois fort éloignés, où nous nous chargions de bûches et de brindilles, que les collègues vendaient par la suite en ajustant les prix pour que chacun ait de quoi alimenter son foyer. Je m'achetai une bonne veste de tissu gros et ajouté de fourrure de lapin pour supporter ces traversées de vent et de pluie. Mon allure était belle, mais elle n'avait rien de celle d'un gendarme. Comme vous le savez, Marius m'avait exposé que l'uniforme était aux yeux de mon hôte un moyen de se faire valoir. De cette part, il était indiqué qu'il me fallait le revêtir pour le souper, car enfin selon mes menteries j'étais ici solitaire et en service. Il est vrai qu'il y a menterie plus grande que cette dernière, car enfin ne l'étais-je pas ? Un gendarme demeure toujours en service, qu'il se meurt d'injures ou d'amour.

Le jour où il fallut répondre à cette illustre invitation, je n'apportai qu'un fricot à la chambre. Étienne mangea avec lenteur. Il me gratifia d'une grâce alors que je partai et je l'humai profondément pour garder son essence sur moi durant mon trajet. Comprenez ici que nous ne pouvions rester loin l'un de l'autre bien longtemps. Ma source puisée, mon cœur empli, je m'en fus serein et rêveur sous un ciel étoilé.

Je retrouvai la même bâtisse que j'avais connue lors de la sauterie, quoique moins en fête. Tout y était plus tranquille et certaines fenêtres demeuraient sombres. Un jeune suivant guettait mon arrivée et me reçut comme un prince. Il m'indiqua le grand salon que je connaissais bien et où j'y retrouvai le vieillard, qui sans plus de discours nous fit passer dans ce qui me sembla être la salle à manger du pavillon, lieu plus étouffé et moins indiqué aux réceptions. Une table de bois ciré y était dressée de deux mangeoires fort proche l'une de l'autre. Je me souviens avec exactitude de ce que le vieux comte me dit en premier.

" Savez-vous cher monsieur, que j'ai en horreur ces sauteries et autres cérémonies. "

Et cela m'attrapa bien comme il faut. Ces paroles, si simples dans la bouche d'un illustre, ne portant en elles que leur pure signification directe et accomplie, firent résonner en moi le souvenir que je conservais précieusement de la camaraderie la plus candide qui soit. Celle de l'enfance, qui ne sait point reconnaitre les couvre-chefs et s'amuse d'un trou dans un pantalon. Monsieur le comte me tenait par la proximité de sa chaise et attirait mon regard vers ses lèvres grises qui riaient en silence de ces banalités.

" C'est bien simple, je n'y trouve point mon compte. Cette bonne gente est bien agréable, seulement cela n'est pas de moi d'ainsi mener d'aussi conséquentes réunions. Le pourriez-vous, cher monsieur de Thouars ? "

Soudainement interrogé, je ne pus qu'être confus. Si je puis réceptionner à la manière du comte ?

" Je vous prie de m'excuser, monsieur...

- Alors vous ne le pourriez point non plus. Diantre, avons-nous là trouvé une tâche qui soit à ce point pénible ? "

Il songea un instant sans bruit puis se saisit d'une bouteille de vin pour remplir nos coupes. Nous regardèrent ce sang couler comme une parole propre, puis le vieillard, les yeux baissés, coupa la parole au vin :

Le RéfractaireOù les histoires vivent. Découvrez maintenant