Cette page est plus difficile à écrire que toutes les autres. Voilà à présent des pages et des pages que je m'écorche la mémoire pour vous en livrer la sève. Passe sur ce que je puis penser de votre méthode, j'y trouve du réconfort, certes, mais il est des événements dont je me passerais bien de la rédaction. Je ne veux point ternir qui que ce soit dans mon écrit. Je ne veux pas porter atteinte à la dignité d'Étienne Chantenay, ni d'aucune autre personne citée ici. Mais comme on m'exige récit clair et véritable, je vais devoir quelque peu trahir mon bon ami.
Alfred pardonne-moi. Je t'en prie, crois en mon amitié sincère, et comme moi ne garde pas de mauvais sentiments de ces événements.
Voilà ce qui s'est passé ; Alfred, pendant je crois l'hiver qui s'installait à Valmy, s'était terré chez le comte par force de sympathie et de bons services, néanmoins sa priorité était autre part. A la vérité mon ami avait cédé ses sentiments à la jeune comtesse, qui trainait dans la vieille bâtisse sans dissipation aucune. Je ne sais comment cela s'est trouvé entre ces deux-ci, mais ils devinrent bientôt très proches et cela ne fut alors secret que pour le cocu, dont il était aisé de dissimuler des choses. Après tout, beaucoup se passait ici, croyez-moi. Cela allait de petits secrets à grands péchés, liaisons, paris, vols et j'en passe. Lorsqu'on fait partie du personnel -et c'était mon cas-, on se voit vite tremper dans des affaires. Pour ma part, j'affiche fièrement que je n'ai en rien entravé le bon fonctionnement de la maison. Mon seul crime, peut-être, était de fermer les yeux sur ce que je voyais, par égard pour ces gens, qui étaient comme moi. Je me contentais de faire ce que l'on me commandait, c'est à dire veiller sur les complots des invités à l'encontre de mon maitre, et je dois d'ailleurs dire que pour cela, les invités étaient bien commodes. En effet, mis à part les petits scandales et autres cachoteries, aucune mauvaise intelligence, ni aucun complot suspect n'était en fait à signaler au comte, qui sans doute, pouvait dormir tranquille. Du moins, voilà qu'avec la liaison d'Alfred et de la dame, je me trouvais embêté. Devais-je signaler cette intelligence au vieillard ? Mon Dieu, si je parlais ça serait trahir mon ami. Mais si je me taisais ça serait trahir mon maitre. Mon silence souffrait autant que ma parole. Dès lors, il fut très éprouvant de se présenter devant l'un et de camarader avec l'autre. Je voulais compter sur la bonne âme de la comtesse, qui souffrant de porter un tel péché avec son enfant au ventre aurait révélé à son mari la terrible faute, mais hélas cela ne la bougeait guère. C'était une jeune dame avide de liberté et téméraire comme un soldat, et le péché l'accommodait comme une composante d'une vie dont elle ne pouvait se lasser. J'étais seul avec ce péché, et Dieu, je portais déjà le mien et celui d'Étienne, qui n'était toujours pas au fait de ma connaissance quant à sa débauche chez Cadet. J'étais seul, oui, et les croix sont parfois trop lourdes à porter. Je n'étais plus moi-même et je dépérissais chaque jour un peu plus. Je buvais plus qu'à mon habitude et je sentais la faim quitter mon ventre aussitôt qu'elle apparaissait. Je n'étais qu'une ombre errante, brisée et craintive.
Mais j'avais trouvé un vrai bon frère en qui je pouvais confier ma pauvre âme, et cette personne fut Marius. En effet, cela arriva que je ne me rendais point compte de mon jeun et cela me donnait des étourdissements. Je vous disais que Marius était accoutumé à m'aider à me remettre. Voyez, une de ces fois-ci, il m'apprit une chose qui me bouleversa tout bonnement. Il me dit à peu près une chose comme celle-ci ;
" Vous savez André, je vous vois de plus en plus mal depuis notre première rencontre. D'autant plus que j'avais par Alfred entendu parler de vous. Je dois dire, et cela me fâche, que l'homme dont on m'a parlé avec tant de sympathie n'est guère celui que j'ai avec moi. "
Et ces paroles, je ne puis m'expliquer, me ramenèrent en pensée quelques mois auparavant, lorsque rien de tout cela n'était encore arrivé, que le maléfice n'était pas encore sur moi. Je relis avec attention la première lettre que j'ai rédigé, il y a déjà nombre de jours. Je me souvenais de cette vie, si opposée à celle qui était alors la mienne maintenant. Ce n'est pas si lointain. J'étais alors si assuré, si confiant et bon pour mes pairs. Comment cela pouvait avoir été vérité ? Nos journées, si vous saviez ! étaient si gaies malgré les ordres, que l'on suivaient certes, mais sans jamais oublier nos pitreries et notre bonne camaraderie. Mes chers collègues, combien de temps ! combien de temps s'est écoulé depuis que je vous ai quittés ? C'est curieux, mais je n'avais alors plus jamais repensé à eux, le réfractaire ayant complètement saisi ma conscience. Quel étonnement que d'y penser à nouveau maintenant. J'étais devenu quelqu'un d'autre, qui ne correspondait plus aux descriptions que l'on donnait du gendarme André. Qui étais-je à présent, je l'ignorais. Mais ce que je savais en revanche, c'est que l'homme que j'étais souffrait plus que l'ancien n'avait jamais souffert. L'amour est-il méchant à ce point ? Ou bien serait-ce qu'Étienne est une horreur de mauvais spectre, ou pire encore, une ombre habitant mon esprit ? Je regrettais sincèrement que l'on ne m'eus jamais appris à lire les mouvements de mon cœur plutôt que ceux de ma chair, qui s'accrochent aux vices jusqu'à rendre l'âme miséreuse. Je regardai mes mains, piquées par la paille et crevassées par l'ouvrage. Je n'avais jamais remarqué à quel point elles étaient abimées. A mon coté, alors que nous étions dans un salon, Marius me regardait, de sa face sérieuse et posée, son œil à la pupille attentive et la paupière lourde.
Je sanglotai alors soudainement, puis franchement, et mon ami, désolé, me gratifiait de tapes légères.
" Allons, allons ", faisait-il toujours.
A quoi pensai-je alors ? Je ne saurai le dire. Quand un homme verse les larmes, il n'est plus dans ses pensées. Il retrouve enfin sa place dans le monde réel et palpable. Marius voyait sans doute clair en moi, et percevait mon retour dans ce monde comme une opportunité de me faire parler, si bien qu'entre deux paroles, il me glissa alors :
" Voyez comme vous êtes... Allez, dites-moi ce qui vous tourmente. Au nom de l'amitié. Allons... "
Désemparé, la gorge nouée et les mains tremblantes, je fermai les yeux.
" Je... J'ai... Marius, ah si vous saviez... Je suis maudis... Perdu... J'ai commis une très grande faute... Je suis le fils honteux du saint Père ! "
Marius posa ses mains sur mes épaules mais je les ôtai et les serrai alors dans les miennes avec toutes les manifestations de la folie.
" Écoutez-moi Marius ! Écoutez-moi ! Je ne suis pas en service ici, je n'ai jamais été en service ici, Valmy est... C'est un endroit où je me cache, je fuis la police, voilà maintenant huit mois sacrebleu ! "
Marius ne s'alarma que peu et je pensai qu'il ne me croyait pas.
" C'est la vérité !
- Mais qu'avez-vous donc fait pour être recherché ?
- Oh, oh c'est une histoire peu commune... Je m'en vais vous la dire à vous, à vous cher Marius, vous qui ne me trahirai jamais ! Eh bien sachez que j'ai été envoyé du fort pour partir à la recherche d'un fuyard qui s'est échappé du service... Je l'ai trouvé, mais... Je ne sais... La folie m'a emporté et le gredin m'a fait s'allier à lui dans sa fuite je... Je veille jour et nuit sur sa vie, je n'ai plus jamais connu un instant de paix et je sens sur moi le regard du Seigneur qui brûle mes chairs mais je ne puis pas m'ôter de cette alliance, je ne peux pas...
- Comment ? Mais... Enfin André je ne comprend pas où vous voulez en venir, que voulez-vous dire par là ? Pourquoi ne pouvez-vous pas le livrer aux autorités comme convenu ?
- C'est une emprise !! C'est sans doute un mauvais sort. Je ne suis plus moi-même, je suis à la souffrance, je n'ai plus rien d'un gendarme vous l'avez dit vous-même bon Dieu ! "
Marius s'ôta de mon emprise et se releva alors. Il me considéra un instant et sans doute que mon humeur m'empêcha de discerner une certaine étincelle qui passait dans son œil. Puis, calmement, il dicta alors :
" Cette affaire me parait fort complexe mais elle mérite attention. André, je vais vous demander une chose. Même si votre âme souffre, n'en parlez à personne. Maintenant que je suis à la confidence, je vais vous apporter mon aide. Vous êtes à présent trop faible, laissez-moi m'occuper de ce réfractaire. A moi il ne lancera aucun sort, soyez-en certain.
- Non !! Non, non ! Je ne le veux pas ! Oh Marius, pitié laissez-le à moi, pour moi ! Je vous en prie ! Je ne peux pas me séparer de lui, c'est au dessus de mes forces, ça me tuerai ! "
J'avais volé à ses pieds et je lui tenais les mains avec force, lui demandant grâce autant que l'empêchant d'y aller. Les larmes aux yeux, je l'implorai pathétiquement.
" Vous parliez de l'amitié ! Je vous en prie, honorez-la et respectez mon souhait.
- Soit. Mais je ne puis vous laisser mourir ainsi, André.
- Je vous en prie ! Laissez-moi de quoi me remettre ! Je vous engagerais à m'aider, quand j'aurai trouvé une solution ! Je n'ai besoin que de temps pour réfléchir ! Pitié gardez le secret ! Marius mon ami, faites-moi confiance ! "
Il sembla réfléchir un instant, et je le regardais tout du long, lui ayant confié mon âme et son triste sort. Le silence fut long, sourd, puis il trancha enfin et l'air s'évada de mes poumons.
" Soit, nous ferons comme vous le dites. Mais en attendant pas un mot, ne faisons pas s'ébruiter cette affaire, c'est pour le mieux. "
Je jurai ma foi que je n'en parlerais point et Marius m'octroya quelques jours de réflexion, le temps de me rasseoir un peu et d'observer la situation sous l'angle nouveau qui était celui-ci ; nous étions deux contre le réfractaire. Nous avions donc plus de force que lui et nous pouvions plus aisément le remettre aux autorités. Peut-être que Marius avait raison, j'étais faible, trop faible maintenant pour assurer cette mission. J'avais posé un pied à terre et je considérai maintenant Étienne différemment. Je l'aimais toujours autant, mais à cet amour s'ajoutait quelque crainte que je ne puis expliquer.
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Le Réfractaire
Tarihi KurguAndré de Thouars, un gendarme tout droit issu des troupes militaires de Napoléon, est enfermé au bagne pour haute trahison. Ayant échoué à livrer un réfractaire échappé du service militaire aux autorités françaises, il est engagé à rédiger une ébau...