𝟐𝟑

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Ma santé préoccupa bientôt mes collègues du pavillon. Pas que le service que j'exécutais là-bas fut moins bon, seulement j'étais visiblement tourmenté et moins aimable que je m'élaborais en temps normal. Marius, que je rencontrais parfois chez monsieur le comte, s'enquit un jour de moi ;

" Et bien André, vous ne semblez pas en santé. Couvrez-vous quelque mal ? Avez-vous été à un docteur ? Puis-je vous être utile d'une quelconque façon ? "

Les bonnes pensées de ce gendarme me touchaient pour sûr et m'allaient droit au cœur. Voyez-vous, j'étais alors peut-être trop las d'haïr sans cesse, et l'égard qu'on me portait pouvait alors me donner quelque sensibilité. Une autre fois, il me rattrapa alors que je m'allais trébucher et me fit asseoir. Évidemment, je ne pouvais point cacher à quiconque -ni à moi-même- que mon état demandait attention. Ainsi, alors que le comte et ses invités étaient partis chasser, Marius en profita pour causer un instant avec moi dans un petit salon. Nous en profitâmes alors pour boire un peu et se ragaillardir puis se faire quelques confidences. Toujours surpris des marques de gentillesse de Marius à mon égard, je commençais alors à le voir en ami et me montrais moins hostile envers lui. Cependant n'allez pas croire que je lui avouai tout ; j'expliquai ma fatigue par le froid de la saison et le soucis de bien seconder le comte dans ses affaires personnelles. Il est vrai qu'être second représentait beaucoup de travail et d'attention, et que dans mon cas, cela était ponctué de mes journées de travaux champêtres qui continuaient malgré tout. Je tus mes intelligences avec un quelconque parti soulevé et m'affublai d'une santé fragile dans son naturel. Jugeant qu'il était de mon devoir de savoir, Marius m'informa alors ;

" Sachez André, que c'est par amitié que je veux vous faire part d'une chose. Ce n'est point pour vous donner plus de peines, mais au contraire pour vous aider dans votre rôle de second, que j'ai toujours voulu pour vous. Je vous veux être au fait d'une certaine intelligence qui se trame auprès de ces messieurs invités, et qui je crois nécessiterait votre prudence la plus haute. "

Marius, si prévenant. Bien sûr que cela est de mon ressors. Seulement comment puis-je trouver la paix en sachant que le comte cours quelque danger ? Je ne sais point ce que ces messieurs veulent, et que dire, sinon que si cela ne tenait qu'à moi ils l'auraient déjà eu ! Ma foi, il me fallait être docile. Aussi fis-je semblant de prendre intérêt aux propos de mon ami, qui croyait bien faire mais qui m'accablait plus encore, moi qui rêvais de répit et de forêts.

" ça par exemple, m'exclamai-je faussement après une gorgée de vin, contez-moi ce que vous savez. "

Et je vous apprendrais de ce qui suivit que c'était une affaire fort étonnante. Voyez plutôt ; le fils d'un comte auvergnat obtint d'un ami de son père, qui n'avait d'ailleurs pas de fils, un moyen de se rapprocher du cercle du comte de Valmy, dont la rumeur dit qu'il détient je ne sais quelle richesse (fort étonnant, n'est-ce pas ?) afin d'avoir des intelligences avec ledit cercle (qui compterait sept ou huit traitres qu'il me fallait démasquer) dont le but est de dépouiller le comte et lui ôter la vie sauvagement, à lui, et à l'enfant à naitre, seul descendant et prétendant à la fortune de son père, que le comte auvergnat espère par la suite rapier à ses suppôts, eux-mêmes ignorant la fourberie de ce dernier. Et cela n'est le récit que d'un seul des traitres ! Marius me raconta tout cela avec patience et précision, avant de se laver enfin la bouche avec du vin. J'ingurgitai ces précieuses informations dans toute leur abondance et me montrai reconnaissant de l'aide qu'il me procurait, ainsi que de l'amitié qu'il me démontrait, et je songeai bien après ce moment ; m'étais-je trompé sur son compte ? Marius avait-il, finalement, l'étoffe d'un compagnon de cavalerie, d'un garçon bon et franc, et ce malgré son hideux aspect ? La crainte de mes pairs me conduisait tout de bon à me dénaturaliser de ma bonne conscience. Les gendarmes entre eux se saluent, et moi je les évitais. " Peut-être pourrais-je finalement donner ma confiance à ce brave homme ", je terminai en pensée.

Je faiblissais, assurément. J'avais dans l'âme un certain je ne sais quoi qui m'emplissait si bien que j'en venais à de fâcheuses pensées. Dans mon tourment, je me disais que rien de ce que je faisais ne servait à quoique ce soit. J'avais le sentiment singulier que tous mes agissements ne menaient à rien. Parfois je me réveillais en me demandant pourquoi diable j'étais encore là. Comme une marque de feu, le souvenir de ma chambrée du fort d'Aubervilliers me restait en tête comme un foyer, et cette chambre à Valmy m'apparaissait comme un sanctuaire inconnu. C'était comme si je n'avais aucune appartenance à cet endroit, ni à cette vie si différente de celle que je m'étais tracée. Il aurait été doux qu'un réconfort me soit offert, mais à présent que je songe à quoi écrire par la suite, je ne puis penser qu'à l'événement fâcheux qui cingla mes tourments. Cela se passa pendant la période dont je vous parlais, celle où Étienne ne faisait qu'une journée de travail à Cadet. Comme je vous le disais, je l'y emmenais le matin et l'en reprenais le soir.

J'avais pour habitude d'arriver à la ferme bien tard, à l'heure où la bonne vieille mère faisait la soupe du soir et se mettait à table avec son fils. J'avais terminé de les ennuyer à m'annoncer et reprenais donc Étienne en discrétion, et nous nous en allions ainsi, sans point troubler personne. Généralement, il m'attendais debout devant la ferme. Puis il changea de place et s'assit alors sur les bottes de foin. Ces jours-ci, il s'asseyait même sur la terre ; il fallait dire que les journées entières qu'il faisait ne lui donnait pas à préserver sa propreté, mais plutôt à ne point pouvoir se tenir droit.

J'arrivai à l'heure habituelle dans le froid de la nuit qui tombait vitement à cette époque de l'année. Étienne n'était pas à sa place, ni à aucune autre qui fut à ma vision. Je surveillai la maison de la mère ; les carreaux brûlaient jaune. Dans le fond de l'alpage se réunissaient les vaches sombres, qui ne remuaient pas. Un poulet trottait seul dans la cour de terre, sous l'œil curieux du chien qui tremblait de l'oreille, couché près de la porte de la maison. Quelque chose d'inhabituel se passait dans cet endroit. Je descendis de ma monture et regardai la grange. Elle était plongée dans l'obscurité. Pourtant, les vaches n'étaient pas rentrées. Je m'avançais alors à pas lents vers la grange, encore ignorant de ce que j'allais bientôt y découvrir. J'avançai, et peu à peu j'entendis autre chose que le son entêtant des grillons. Faudra-t-il avouer ?

Dans l'air glacial de cette soirée, deux bêtes se battaient au milieu des enclos. Deux ombres singulières qui se frottaient, s'attrapaient, s'éprouvaient énergiquement en petits grondements étouffés. Je les épiai par une lucarne sans verre. Les membres désarticulés bougeaient et soulevaient la terre du sol, froide et molle. A présent que mes yeux s'habituèrent à l'obscurité, je vis que ce n'était point des animaux ; c'était des hommes. Ce n'était pas une lutte mais un accouplage. Dès lors que je réalisai cela, mon cœur se mit à frapper ardemment dans mon sein et j'en oubliai de respirer. La transe me saisit d'une sorte que le ventre m'en tordit, et les oreilles me sifflèrent. Le corps robuste et la tête rousse de l'Hugues plongeait dans celui d'Étienne, encrassé de boue et de paille, tourmenté, fléchi et accroché de part et d'autre de la chair d'Hugues, et tout deux allaient ainsi et s'ébattaient dans une crasse sans pareille qui m'inspira le plus grand dégout.

Je vous présente mes excuses pour ce passage disgracieux. Peut-être que, malgré tout, j'avais besoin de coucher cette vision sur le papier. Si vous saviez comment cette soirée-là me toucha, Seigneur, moi qui voyais le réfractaire comme l'incarnation pure et innocente du péché que l'on commet, une douceur enfantine et salvatrice, l'image d'un Pardon et la perceptive d'un bonheur sain et sans fautes... A présent celui que j'aimais se roulait dans la boue avec le plus odieux des personnages, tout cela pour quoi ! pour m'écorcher un peu plus, blesser mon amour par ton excès de vanité, voilà où tout cela te conduisait, Étienne !

Tu aurai pu t'honorer ce soir-là. Tu aurai pu choisir le Paradis simple et doux qui réside en l'amour de ton gendarme. Mais tu as choisi de lui cracher à la figure, bien ! Quelle honte, quel déshonneur. Ainsi se salir. Je ne dis pas mot et retournai à mon cheval après cela, puis j'attendis de le revoir paraitre et n'ajoutai rien lorsqu'il grimpa à mon côté, puant la sueur et le fumier, et l'abominable encens du garçon de ferme.


Le RéfractaireOù les histoires vivent. Découvrez maintenant