A la vérité, en amour comme en toute autre forme de passion, le désir d'avoir l'objet de notre convoitise s'accompagne de la crainte éternellement pesante d'en être à tout jamais privé. On lui veut prendre une forme de tranquille statue, d'admirable tableau, dont on dispose entièrement et qui vient çà et là selon notre caprice. On le montre bien peu, on le regarde souvent, et on se repait de ce qu'il est notre propriété. Je crois que le principe de mariage consolide ce point. J'aimerai en avoir votre avis à ce sujet, monsieur le Lieutenant. Vous qui avez sans doute femme, foyer et drôles en votre décor, qui sont d'autant plus de draperies et liserés d'or dans le portrait de vos excellente fortune.
Étienne aurait fait la joie d'un peintre, croyez-moi. Un peu arrangé de redingote et bas de soie, un ruban dans les cheveux comme ces messieurs de bonne naissance, et il aurait donné un excellent tableau. Je le vois bien accroché dans un somptueux cabinet, ou peut-être un boudoir, un endroit de femme, cela va sans dire. Imaginez-là une bien belle dame s'éveillant sous le cadre lourd et précieux d'un bien beau monsieur, qui ne serait non point mari mais figure appréciable et familière. Que ne serait-ce pas un émoi pour elle ? Et qu'une telle rencontre ne serait-elle pas gracieuse et étourdissante de beauté ?
Mais hélas, Étienne n'avait rien de l'admirable portrait, ni rien de la sage sculpture de marbre, sinon l'éclat, toujours. Il était impossible à l'artiste de le peindre sans qu'il ne s'enfuit lors que sa silhouette et tout juste griffonnée. Sa statue serait encore roche molle qu'il s'envolerait de par une fenêtre, puisqu'il en a le pouvoir. Il ne se laisse pas figurer, seulement effleurer. Et moi, je le voulait posséder. Si fort, si intense comme désir, et pourtant voué à l'échec, je le savais. C'était insensé d'imaginer pouvoir être capable de restreindre une telle âme, un tel caractère de garçon qui connait les charmes et la comédie, et le point faible de l'amant désireux, au point d'en pouvoir faire ce qu'il entend. Oui c'était presque de la magie, monsieur. Il me tenait avec les belles répliques qu'il me récitait. Que je suis content de toi, André ! Que cela est bon ! Il me maintient de ses mains à la douceur féline, et lorsque je ploie c'est ici qu'il sort sa dague, qu'il me tranche la gorge, qu'il me laisse mortellement touché avec le brûlant souvenir de l'épaule qu'il a laissé échapper du droguet.
J'étais renfrogné de l'idée désolante qu'il voudrait, sinon pourrait toujours s'enfuir de moi, ainsi qu'il me l'avait fait comprendre de multiples fois déjà. Et si je l'en empêchais, d'une manière ou d'une autre, je ne doutais pas qu'il puisse se trouver quelque complice à mon insu, Dieu, si cela n'était pas déjà fait. Mais donc alors, y avait-il quelque lien établi entre cette chambre et une de ces vieilles chaumières sableuses et immobiles ? Peut-être y avait-il ici une société complète d'artistes et intellectuels avec qui Étienne avait les plus prononcées intelligences et dont je n'avais jamais eu le moindre écho, le moindre soupçon.
C'est terrorisé à l'idée de n'avoir découvert que trop tardivement le plan d'une fuite fabuleuse érigée par mon réfractaire que je fermais pour la première fois notre chambre à clé sur son sommeil matinal.
Vous devez certainement vous dire que j'y suis enfin. Après ces pages d'effronteries scandaleuses et peu nécessaires je parle finalement de ce dont vous m'accusez. Je ne crois pas avoir entendu la chose se dire ainsi, mais on dit qu'il est évident qu'en enfermant le Chantenay, je l'avais privé de se repentir de sa faute, et du pouvoir de se rendre par lui-même. Mais voyez, ça ne m'apparaissait pas ainsi. En l'enfermant, la chose était acquise depuis longtemps entre nous que je poursuivais son vœu de l'aider à se soustraire de vous et de votre armée. A dire vrai, l'enfermement du sujet dans la chambre est une autre affaire, qui découle cependant de l'accord initial. Quelque sentiment vivace, quelque forte autorité, de quel parti cela dit ? Il n'était pas mécontent que je l'enferme, simplement froissé que je diminue son cercle social et sa liberté, dont il avait toujours joui jusque lors comme vous le pouvez imaginer. Mais il n'était pas mécontent, plutôt arrangé même, s'il me faut traduire le fond de ma pensée nerveuse. Vous comprenez donc que l'espérance de le voir un jour aux portes du fort d'Aubervilliers, en vêtement de soldat, le chapelet en main et la raison retrouvée, avec ou sans l'aide pieuse et dévouée du bon gendarme était une ineptie, une drôlerie même, comme la figure du citoyen travailleur le jour et soldat la nuit.
Ces émotions m'avaient rendu dolent tout le jour durant alors que je m'attelais à mes travaux. J'étais chagrin et anxieux qu'Étienne profite de son échec distrait de la veille pour huiler sa réussite d'aujourd'hui. Je le savais si infatigablement déterminé à arriver à ses fins que je m'étais préparé à n'importe quelle vision que j'aurai ce soir. Aussi bien la chambre vide et fraiche des carreaux ouverts comme après le passage d'un bandit, que le bel acteur en équilibre sur sa chaise avec un ouvrage sur les cuisses et le regard dédaigneux, cet Étienne de mon cœur qui me faisais tant redouter chaque minute qui me rapprochait de l'instant où je passerai la clé dans la serrure de notre porte.
Devrais-je taire ce moment-ci ? Cela doit être un élément important de votre enquête, une façon de se figurer ce que fut la captivité du réfractaire. Il est question de savoir si le gendarme est une saine personne, un bourreau, un bon amant, quelqu'un de cruel ou de conciliant. Si la chambre était bonne, si elle était mauvaise, dans quelles mesures exactement. Serait-ce un acte de séquestration que cette mauvaise habitude de s'enticher comme un diable ?
Étienne n'était pas parti. Il était bien là et je ne l'aimais que plus encore. Seulement cette fois-ci n'était pas comme les autres fois que je rentrais chez nous. Il n'étais pas à lire comme un bel érudit, ni à rêvasser comme la plus pure des jouvencelles, il n'était occupé à rien faire et tenait lieu de corps exposé aux yeux des artistes, là, juste sur notre couche. Il était endormi, mon poète nostalgique, mais en proie à tant de chagrin que sur son visage du repos de l'ange avait coulé quelques larmes pâles. Mon réfractaire, pleurer ! Jamais cela ne put être possible sans que je l'eus contrarié, oh ma couarde jalousie ! J'ai bien du mal à te tempérer, et tu me blesses autant que tu le blesses !
J'implorais son pardon à son réveil de cette même douleur qui m'accabla, baisant de bons sentiments ses poignets, sa figure froide et désemparée, ses cheveux fins et lisses comme les tiges de blé que mes doigts connaissaient si bien maintenant. Je lui disais haïr à devoir me montrer si rude, et n'être qu'un jaloux, un rustre qui l'aimait en réalité si follement que cela lui ôtait parfois la raison. Je lui promis tant de bonne choses qui m'excuseraient, comme tant de ces victuailles fumantes et épicées, tant de cette bonne viande inestimable dont ma maladresse ne verrait le prix, tant d'eaux délicates et de beaux ouvrages, tant qu'il m'en fut possible de lui donner si c'était pour obtenir son pardon. Et pourtant ce fut la chose que je reculais le plus à lui céder qu'il me quémanda ; que nous sortions de cette chambre sans que cela fut pour aller à Cadet, mais voir son champ de tournesols. Je dis que je reculais, car c'était bel et bien rompre le serment de prudence, celui qui était le plus strict accord de notre alliance. Aussi je voulus discuter cela, lui proposer d'autres grâces, de ces objets qu'il pouvait bouger à son aise, apprendre autant qu'il voulait, apprécier chaque heure de la journée, mais bien qu'il ne se montrait point catégorique faute du feu que son tourment éteignait, je voyais en son regard qu'il n'en était pas plus satisfait. Et comme en cet état même de faiblesse et d'abattement je l'aimais toujours, je lui accordais ce qu'il demanda.
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Le Réfractaire
Ficțiune istoricăAndré de Thouars, un gendarme tout droit issu des troupes militaires de Napoléon, est enfermé au bagne pour haute trahison. Ayant échoué à livrer un réfractaire échappé du service militaire aux autorités françaises, il est engagé à rédiger une ébau...