On me presse, ces feuilles deviennent trop nombreuses. Pourquoi attendre, après tout ? Est-ce l'excès de citoyenneté qui vous maintient à votre geôle personnelle, monsieur le Lieutenant, qui vous empêche de me taire et de me faire perdre à tout jamais, qu'importe ce que je puis gratter sur ces feuilles ? Il est vrai que le gendarme est fort bavard. Avez-vous lu ? Vous prendriez-vous de passion pour mon beau conte d'amour ?
Je reprends où je m'étais arrêté. Après avoir accepté la proposition du compte de Valmy, je m'en fus et j'informai Étienne de la nouvelle. Il n'y eu aucune façon, ni aucun reproche, rien à redire de sa part qui entra en collision avec cette nouveauté. Il acceptait, sage et silencieux, et levait les yeux vers son fricot seulement. Oh tu pouvais faire ton bête, mon bel ange, moi je savais que tu en avais du chagrin. Crois-tu que je ne voyais pas ta peau qui se délavait, tes épaules qui tressaillaient et ton regard de Seigneur au martyr ?
Les travaux des champs s'achevaient. Nous n'étions plus en nage comme auparavant. Nos nez, picotés par l'air frais de la fin de journée, s'empourpraient sans que les collègues eut ouvert une seule bouteille. Lorsque je terminai seul au champ, j'aimais à écouter le vent profond qui soufflait dans les tiges molles, murmure doux et bas qui me coiffait et qui se glissait sous mon linge, faisant frémir mon corps. La caresse de Dieu comme celle d'un père fier du travail de son bienheureux fils. Récolter la terre m'était si agréable que j'eus bien des fois songé à ce que ma vie aurait été si j'avais pu m'ôter des ordres et partir à la campagne. Je ne sais pas bien que ce l'on trouve loin de Paris, loin de ces terres de France que l'on appelle "centrales", mais cela ne doit pas être bien différent d'ici. Il doit certainement y avoir quelques travaux à faire, pour un peu que l'on soit brave et accommodant, cela ne doit pas être impossible de pouvoir s'enfuir loin d'ici et s'assurer une vie plaisante ailleurs. Voyez, je me demande maintenant ce qui m'aurait été plus profitable ; de mener à bien ce projet de nouveau destin à travers les terres du sud, glorieuses et ensoleillées, ou alors de rester là, si proche de l'ennemi, et encore bien trop loin de mon aimé, que mes doigts ne pouvaient jamais saisir. Parfois, sinon souvent, je remettais en question tout ce que j'avais délibérément choisi de suivre. La vie de fuyard, la vie de comédien. Une vie d'amour doucereuse. Était-ce cela, que j'aurai pu espéré de mieux ?
J'avais tant besoin de toi, Étienne. J'avais besoin de ta voix rassurante qui me forçait à persévérer, et à ne point douter, jamais, car c'était bien l'ennemi viscéral, le doute, celui qui faisait que je ne dormais jamais vraiment bien, celui qui parfois m'arrêtait dans mon travail ou sur mon trajet. L'évocation de visages autoritaires, puis d'autres plus lointains, plus embrumés, que j'interrogeais. Que faire ? Que fais-je ? J'ai grand peur, ah oui ! le gendarme connait la crainte. Il est difficile d'accepter de ne plus suivre des ordres. Et quand on est soudainement au fait que le chemin qu'on emprunte n'est pas celui que l'on nous a indiqué, le doute surgit. Pas qu'il n'était jamais là, seulement il se tenait à distance. Puis il emmène avec lui la peur, cette peur du bâton, de la réprobation, pas tant de la sentence, mais de l'idée que l'on choisie de se diriger vers elle en état de pleine conscience. Rien ne m'attachait à cette bourgade. Mais tout m'attachait à ce misérable garçon, qui me refusait encore trop bien l'entrée de son cœur.
Je l'aimais. Je l'aimais tant que cela me poussait à la faute, à la déraison, à la décadence. Je l'aimais tant que tout ce qui avait été moi jusqu'alors s'était évaporé pour laisser place à quelque chose d'autre, quelqu'un d'autre. Je n'étais plus le même, et malgré les preuves évidentes d'une existence avant d'avoir Étienne à mon coté, il me semblait que ces remémorations n'étaient que le souvenir de vieilles gravures, ou de ces grands tableaux glorieusement suspendus dans le grand salon du pavillon du comte. Des scènes si belles et si exactes, l'impression de voir une fenêtre ouverte sur la réalité d'une clairière prise d'assaut par une troupe d'épagneuls et de piqueurs à cheval. Avais-je rêvé ma vie jusqu'à présent ? Avais-je rêvé le fort, les ordres, les collègues, ma pauvre mère, mon malheureux père, leur bonne boutique de tailleur et ces terribles heures d'ennui à l'école publique de Pantin ?
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Le Réfractaire
Historische RomaneAndré de Thouars, un gendarme tout droit issu des troupes militaires de Napoléon, est enfermé au bagne pour haute trahison. Ayant échoué à livrer un réfractaire échappé du service militaire aux autorités françaises, il est engagé à rédiger une ébau...