Étienne n'alla plus chez Cadet.
Je lui offris la possibilité de rester dans la chambre en tout temps. Nous eûmes quelques conflits au sujet de cette retraite mais j'arrivai bientôt à le convaincre que c'était ce que nous pouvions faire de mieux afin de prendre le moins de risques possible. Après cela, nous plongeâmes à nouveau dans ce qui fut un quotidien normal et sans grandes perturbations. Je ne sais pas exactement combien de temps notre vie se déroula ainsi, bien quelques périodes encore, ma foi. Les jours n'étaient pas bien différents les uns des autres, j'allais très tôt aux champs, ou chez le comte aider à mon service, puis je rentrais, fatigué, à l'auberge où le sommeil silencieux d'Étienne m'accueillait, qu'une botte tombant sur le parquet ne pouvait réveiller, ni même les secousses de la place que je prenais dans la couche à ses cotés pour sommeiller la nuit. Mon cher tendre ne changeait guère lui non plus, il était toujours blanc et bleuté par endroits, ses lèvres étaient toujours écarlates comme celles d'une jeune fille, et ses cheveux lui collaient au cou. Le calme de sa vie apaisait la mienne et si j'étais parfois las de sa tranquillité, je me ravissais de ne point avoir à le rosser.
Pourtant tout n'allais pas aussi bien. En effet, son travail chez Cadet laissé, nous avions moins de rendements, ce qui amoindrissait nos repas. J'avais la chance de souper chez le comte très souvent, afin de lui tenir compagnie pendant que la comtesse était à la souffrance de ses couches, et avec l'hiver qui venait, le gibier disparaissait et les fricots devenaient maigres et hors de prix à la bourgade. Il n'y avait pas à manger tous les jours. Mais au moins, il y avait des couvertures et des couvre-lits à la disposition de mon aimé, qui aimait à s'y prélasser et à me laisser le retrouver au soir tel que je l'avais quitté au matin.
Grâce au ciel, le comte me permettait parfois, après la messe du dimanche matin, d'aller vaquer le reste de la journée. J'en profitais pour rentrer à l'auberge auprès d'Étienne, avec qui nos rencontres étaient tellement rares que cela me peinait le cœur. Voyez, c'est peut-être le prix de l'amour ; lorsque l'on aime une femme, on la tient dans une maison et on travaille pour elle, pour la faire vivre, mais on ne la voit point. Ne croyez pas que je l'avais oublié, son souvenir était toujours vif en ma chair et je ne passais pas une heure sans penser à lui. Mais il fallait reconnaitre que celui que je retrouvais chaque soir ne ressemblait que peu à celui dont je rêvais toute la journée durant. Comme je vous l'ai dit, Étienne ne bougeait guère plus pendant ces jours d'hiver et préférait la couche. Quand je le rejoignais les dimanches, j'avais pour habitude de me coucher à ses cotés pour lui parler. Il ne me donnait pas réponse, il me laissait parler et m'écoutait simplement. J'aimais cette attention portée à mes mots, mais comme vous le pensez, je n'y étais que peu habitué, aussi parfois je me taisais également, comme tous les gendarmes le font face à leur lieutenant. Peut-être, en ces moments, pensais-je à vous et me taisais devant votre présence. Le soleil, faiblement, arrivait parfois à percer les nuages d'hiver et faire entrer une lumière dorée dans la chambre. Mais très vite, allez savoir pourquoi, les nuages reprenaient le dessus et couvraient le soleil, et la chambre se plongeait à nouveau dans une pénombre grise et sombre.
On essaya encore de me le prendre. Ce fut Amelin qui se présenta un soir à la porte de la chambre, pimpant dans son naturel et alerte de ce qui ne le concerne jamais. Étant déjà apparu sous son regard à l'auberge ce jour-là, je ne puis faire autre que manifester ma présence en répondant à la sienne. Je n'ouvris cependant que peu la porte, juste assez pour lui montrer mon visage. Il me sourit gracieusement et veut savoir si "tout se passe bien". Je n'en finis pas de lui scruter la face. Mais que veut-il à présent, celui-ci ? Pourquoi s'enquérir de notre santé ? N'est-il pas assez affairé avec ses catalans de malheur ?
" Bonjour André, je venais ici demander si tout se passe bien. Voyez-vous je sais que le temps porte les miasmes et j'étais venu il y a quelques jours visiter votre frère de cette façon mais voyez je n'ai pas eu de réponse, oh ce doit être une erreur, mais enfin si l'on peut se préoccuper de ses amis..."
Parlant toujours, il voulut se frayer un chemin pour entrer en la chambre mais je l'en empêchais, cependant je crois qu'il aperçut le réfractaire car il se mit à camarader :
" Bonjour cher Étienne ! Étienne ? Étienne ?
- Ah Dieu ! Dieu n'entrez pas François, me surpris-je à répliquer, c'est un bien grand malheur, mais voyez mon frère... Mon pauvre frère est couché, c'est la petite vérole ! "
Pendant longtemps je n'ai connu qu'une seule maladie, et c'est celle que les bonnes gens de Pantin avaient accusée d'avoir emporté mes pauvres parents. La petite vérole, dont je ne sais grand rien d'autre que sa virulence, car elle pouvait se passer d'un père à une mère. Avec le service, j'ai appris d'autres maladies et miasmes, des maux de corps et d'esprits, mais la petite vérole me sembla, dans mon urgence, adéquate pour éloigner les intrus.
" La petite vérole dites-vous ? Ah, mais voilà qui est singulier... Ne faudrait-il pas faire venir un médecin ?
- Oh, brave François, ne craignez pas. C'est que je sais un peu ce mal et je m'occupe de le requinquer de la bonne manière. C'est ce froid, voyez, il mord et ça ne fait pas de bien. Ah mais, sans doute que cela s'arrangera.
- Je l'espère André, de tout cœur. Quel bon esprit vous faites.
- Dieu nous fait éprouver. "
Dieu nous fait éprouver.
Après les causeries habituelles, François redescendit, en peine de savoir son fidèle lecteur au lit, puis je restai quelques instants sur le pallier de la chambre, respirant l'air froid du couloir. Puis je fermai la porte. Avec un peu de chance, la nouvelle se propagera et bientôt plus personne ne se présentera ici, et ainsi mon réfractaire pourra se reposer de tout son saoul.
Voyez comme les choses étaient en bon train. Voyez comme la ruse me lacérait rude, aussi rude que si un maléfice m'avait noyé le cœur. Les menteries, en ce temps-là, allaient à ma bouche avec sincérité. Quand je disais à François de ne pas entrer, il y avait dans ma voix une part de vérité, féroce comme le malfrat qui protège son butin. Je ne le voulais pas entrer, et le prétexte du mal au fond n'était qu'un pâle rideau tiré sur la sauvagerie de mon amour. En fait voilà, je gardais mon chéri dans une tanière et guettais l'entrée, près à mordre celui qui s'approcherait un peu trop de cette dernière. Ce n'est peut-être pas la bonne manière avec les femmes... Mais c'était ma manière avec Étienne. C'était lui, c'était moi, c'était notre alliance qui engendrait pareille animosité, pareille jalousie fiévreuse. En effet, les choses allaient bon train. Et puis je commis une fatalité, et dès lors, notre vie bascula.
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Le Réfractaire
Tarihi KurguAndré de Thouars, un gendarme tout droit issu des troupes militaires de Napoléon, est enfermé au bagne pour haute trahison. Ayant échoué à livrer un réfractaire échappé du service militaire aux autorités françaises, il est engagé à rédiger une ébau...