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La mission que vous connaissez me fut confiée à l'automne de mes vingt-six ans. Ce fut la première et je m'en réjouissais, voyez-vous, car en tant que jeune sergent, il était de coutume d'endurer la stricte monotonie de l'armée pendant un temps incertain avant de se voir affublé d'un intérêt soudain des plus hauts. Pourtant cela arriva sans que j'y sois préparé, traduit par un collègue qui revenait de notre base avec un léger retard pour notre pillage hebdomadaire des lupanars d'Aubervilliers.

Un "rendez-vous", une "convocation dans les règles" de la part d'un haut dont l'allure me fut singée afin qu'elle m'évoque quelques lumières de ce qui se dit des généraux dans les troupes, et comment nous les reconnaissons. Le peu d'absinthe qui coulait en mon fond ne troubla pas l'idée que je me fis de cette nouvelle. Vous savez monsieur le Lieutenant, une grande diversité d'esprit se trouve dans vos rangs. Alors entre nous, à force de se côtoyer, on en ressort avec une culture exacerbée, de sorte qu'il nous est à tous possible de comprendre n'importe quel patois et de couper n'importe quelle herbe.
C'est vous-même qui m'avez précisé l'affaire. Enfin, c'est un bien grand mot pour les quelques consignes que vous m'avez donné. Sont-elles restées en votre mémoire, ces explications ébauchées au sujet d'un certain appelé dont le nom vous échappait alors que vous teniez dans vos mains les documents le concernant ? Qu'importe le document, tout ce que vous lisez sont les indications sur sa condition physique, pour évaluer le caractère de l'ordre que vous me donnerez bientôt. Si le garçon était fort, alors je prendrais un cheval de vos écuries. Mais s'il y avait d'aventure quelque incertitude osseuse ou dentaire, alors le gendarme s'arrangera avec les fermiers du coin pour trouver sa monture.
Dès l'aube, je partais sur un étalon arabe.

Ce que je savais de mon homme, c'était avant tout la hauteur de son affront. Cela, vous n'aviez pas eu besoin de me l'exprimer car entant qu'ancien appelé moi-même, la faute me parue grande. Et pour tout dire, j'y décelais même du scandale qui choquait mes certitudes. Il est vrai que lorsque dans une maisonnée chaleureuse et héréditaire, un garçon se trouvait appelé tout prompt à rejoindre quelque rang, la chose pouvait paraitre bien repoussante. Il était difficile de flanquer un fusil de plusieurs livres dans les mains d'un paysan dont l'instrument le plus méchant qu'il eu touché fut une fourche. Mais cela je ne crois pas vous l'instruire car de nombreux conflits ont éclaté à cause des paysans. Figurez-vous que les rumeurs courent les troupes. On dit que les réfractaires, du moins ceux qu'on a vu, sont violents autant qu'ils sont diplomates. Je crois que la manière dont on me l'a raconté soufflait l'idée que ces gens s'autorisent d'abord à l'échange avec les militaires, mais que si ces échanges ne réussissent pas comme ils le veulent, alors ils déclarent la guerre -le burlesque n'est-il pas le maitre mot des contadins ?

J'ai interrompu ma route quelques fois lorsque je trouvais des rivières où nous pouvions boire, ma monture et moi. Et puis, quand le soleil fut abaissé dans le ciel au terme de cette première journée de course vers Le Pré-Saint-Gervais, j'ai baissé les armes dans un gîte dirigé par une famille morne et solennelle. On me laissa une couche et on prit mon cheval dans l'étable de leurs cochons. Je remerciais avec de bonnes prières. La femme me donna sa soupe mais pas son égard. Et puis je m'élançais à travers bois au petit matin avec une besace chargée de croûtes et de pommes jaunasses.

Ce serait mentir de dire que le voyage fut désagréable. Pour tout dire, j'appréciais me retrouver dans la nature effarouchée de ces prés déserts. Mon cheval -que j'avais affectueusement nommé Germain selon je ne sais quelle lubie solitaire, et à qui je confiais quelques uns de mes vers- fendait les touffes d'herbe et de tiges de blé qui craquaient sous ses fers et qui réveillaient en moi un je ne sais quoi de reposant. De ce fait, je me suis passé la conviction que même l'homme le plus urbain de tous pouvait trouver son compte à la campagne. Je suis probablement inspiré par ma fascination pour ces paysages, qui n'ont jamais été ceux dans lesquels j'ai grandi. Après tout, la campagne, je la connais peu. Comme tous ces villages esseulés et reclus, qui étaient de véritables mystères pour moi.

Je ne m'attendais à rien voyez-vous. Je songeais simplement, avec une note un peu railleuse je l'avoue, que le jeune homme à qui j'aurai affaire sera plus difficile à convaincre qu'un autre. N'est-ce pas de cela dont il est question ? Un jeune qui refuse d'obéir, c'est un jeune qui a assurément la tête dure. S'il était plus souple, je n'aurais simplement pas eu à me déplacer à vrai dire. C'est pourquoi je me persuadais à trouver quelques arguments, contre-arguments. J'envisageais son point de vue en me positionnant à sa place. Il devait être un garçon de ferme, il devait craindre que ses bestiaux ne meurent de faim sans lui, ou que ses plantations s'assèchent. Et bien face à de tels problèmes, voilà ce que j'envisageais de rétorquer ; " Tes vaches, tu les tues et tu caches leur viande. Puis tu la vends à ton retour, et tu dépenses cet argent dans l'achat de nouvelles bêtes. Puis pour ce qui est de ton champs, tu le confies à un ami. Et si tu es soucieux qu'il s'en occupe mal, promets-lui la moitié des récoltes qu'il en tirera. Dans ce cas, rien est plus juste que de faire confiance ".

Je me croyais infaillible. Je croyais sincèrement que mon affaire allait se régler ainsi, à force de négociations. J'étais alors loin de m'imaginer ce que j'allais trouver au Pré-Saint-Gervais, ou du moins, ce qui allait me trouver là-bas. Quelques fois, lors des longues journées aveugles que je passe dans ma cellule, je me torture l'esprit à songer plausiblement à cette éventualité. Si seulement j'avais connu la tournure des choses, aurai-je poursuivi mon chemin ? Aurai-je continuer à fendre ces prés ? Parfois, je songe que non. Je songe que j'aurai reculé, et je me serai enfui peut-être, poussé par un misérable instinct de survie. Mais instantanément, la folie me rappelle à l'ordre. Ou serait-ce un poison qui fait défiler ces remémorations sous mes paupières ? Toujours est-il que je reviens toujours sur ma réflexion. Et André finit toujours par courir vers Étienne.

Le RéfractaireOù les histoires vivent. Découvrez maintenant