𝟏𝟗

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Ma rencontre avec Marius Soisson fut précédée d'une période où le réfractaire se tint drôlement sage. En effet, durant ce temps je ne souffris d'aucune de ses tentations et autre fantasme d'évasion ou de trahison. Notre chambre baignait dans un calme plat en tout temps de la journée, et au soir nous n'étions guère occupés à causer. Comme vous le savez, j'étais absent durant tout le jour, distribuant mon aide et récoltant l'argent qui nous était nécessaire, et mon jeune frère quant à lui ne se faisait pas bien voir hormis chez Cadet, préférant la solitude de l'étage pour mener à bien ses études, dont personne ne songeait à se mêler fort heureusement. Et cela continuait toujours, il demeurait seul et je le retrouvais le soir en emmenant le fricot que nous partagions, tout deux religieux et épuisés, sans rien penser, ni au sujet du temps ou de la poésie, ni même de ce qui gorgeait nos panses, lui assis sur sa chaise et moi sur la cassette devant le lit chaud.

Je n'exigeais pas pareille solennité. Je ne le voulais pas se voiler de la fine poussière de l'épousée, je n'avais jamais demandé qu'il soit aussi peu celui qu'il avait été. La morne croûte dans sa bouche, la main blanche posée sur l'ouvrage, les deux pieds déchaussés reposant au sol, et ce silence, cette absence de geignements, de reproches, de remarques savantes, il fallait se le dire, Étienne s'effaçait derrière ce rideau de discrétion. C'était bien naturel car il n'était pas fait pour les cages. Pensez-vous que je ne le savais pas ? Croyez-vous que cela m'égayais de me coucher auprès d'une figure si peu familière ? J'avais pour lui un désir si grand que cela m'éprouvais abominablement de voir la gracieuse image disparaitre sans n'y pouvoir rien faire. Il ne se lavait même plus.

" N'achète plus de flacons, dit-il un jour, cela fera mieux pour nous procurer de la viande. Je n'en peux plus de ces légumes."

Monsieur le Lieutenant, il préférait l'odeur salée de la viande cuite dans la cheminée, à l'encens charmant des flacons d'eau de fleurs. La brutale demande n'en finit plus de tourmenter mon esprit. Est si Étienne était perdu ? Et si son âme cultivée et florissante s'était éteinte au fond de cette bourgade imbécile et reculée ? Je commençais à ressentir la morsure de la culpabilité, observant le garçon lire d'un air vain et incrédule, essuyer sa bouche sur le tissu de sa chemise jaune et frotter avec force l'os de son épaule. Je fermais les yeux par moments, oh cela c'est une simple pensée qui me venait de temps à autre, et je m'enfonçais dans les couloirs chatoyants de Fontenay, où l'on se sentait frivole et haletant comme à l'abri de cuisses grosses et chaleureuses, je m'enfonçais, si assuré, si ignorant, si content, jusqu'à l'éternel acteur de mon cœur. Étienne, quelle est donc cette comédie dont tu joues le rôle principal ? Serait-ce une de tes farces ? Guetterais-tu le moment où je deviendrais fou ?

L'Éternel menteur.

Un de ces soirs ternes, je fus pris d'une malice. M'ayant embesogné en deçà du village pour une maisonnée où il y avait quelque mal, je refusais le pécule de mon travail et m'accommodais d'un pain de savon dont on me fit salaire. Une géniale pierre blanchâtre qui n'avait rien à envier aux flacons, certes, mais qui ferait bien l'affaire d'une toilette. Lorsque je rentrais à notre chambre, Étienne inspecta ce que j'avais en main, insatisfait.

" Qu'est-ce que c'est que ça ?"

Muet, je lançais alors le savon qui fit des bonds sur les couvertures. Et j'attendis. Mais le réfractaire ne bougea que le moindrement pour se frictionner. J'attendais les ordres, tourne-toi, aide-moi, tiens ceci, mais je n'entendais rien. Étienne était toujours à m'inspecter, et le vide de son regard dérangeait d'autant plus que l'on aurait guère pu y voir s'il était en colère contre son hussard ou heureux de ce petit présent gauche. Inquiet de ce silence bien trop vide, où les pages ne tournaient plus, où les ongles ne grattaient plus, dans la lourdeur tiède de l'air, je révélais alors la triste malice :

Le RéfractaireOù les histoires vivent. Découvrez maintenant