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Je vais maintenant me permettre de faire un bond dans le temps jusqu'à un événement qui perturba notre quotidien et qui vous intéressera fortement. J'ose imaginer que les pages précédentes sont tout de même utiles à votre enquête, d'une certaine façon, mais vous me permettrez de croire que vous attendez par dessus tout l'arrivée dans mon récit des visages que vous connaissez. Cette introduction ne sert au final que de lisière à ce qui s'avère être à présent le récit de la perte du criminel, le début des aveux.
Je vous disais donc que Creuslier me fournissait quelques missions que j'exécutais tout prompt afin de me faire valoir sous son œil. Ainsi cela fonctionnait très bien car nous n'avions eu aucun problème avec qui que ce soit jusqu'à présent, aucun soupçon ne pesait sur notre cas. Croyez que c'était une telle aise pour nous que nous en étions même à nous sortir de l'auberge quelques fois pour aller emprunter des provisions ou saluer quelques bons camarades. Nous avions quelques affinités ; j'étais fort de mèche avec les insurgés, Étienne avait de bonnes ententes avec les filles du village avec qui on le pouvait confondre parfois, surtout lorsqu'on les voyait partir de la laverie à l'étang de la forêt voisine, toutes chargées de nos fripes de droguet. J'avais lâché ma crainte de me faire ébruiter dans la région car je constatais à quel point nous étions devenus tout comme des gens de Valmy, et que les gens de Valmy ne disent rien les uns sur les autres, surtout que nous avions l'avantage de faire partie de leur révolte, ce qui nous préservait davantage car comme de Creuslier ou de Marcereau, de Moïy ou de Tiselier, les gens ne disait rien sur l'ainé et son cadet qui séjournaient à l'auberge.

Je profitais donc de cette chance en envisageant notamment de nous établir ici pour une longue durée. Et puis, comme on peut se l'imaginer, cette chance-ci se transforma en une migraine, annonciatrice d'un revers qu'aucun de nous deux n'avait pu prédire. Creuslier vint un jour à me confier une chose délicate dont il s'était toujours chargé auparavant. Il s'agissait d'aller chasser un lièvre, et quelques oiseaux si cela était possible, mais s'il y avait un lièvre c'était rudement suffisant dit-il. Une partie de chasse quelconque comme on pourrait le croire, mais en réalité une véritable expédition ; une nuit de braconnage chez monsieur le comte. Il possédait, comme je le disais, des terres chargées de bêtes. Et ce qui restait au village, les forêts alentours, qui étaient déjà bien loin, n'était pleines que de petits animaux furtifs et d'oiseaux qui volaient haut. Nos camarades auraient bien pu en chasser en nombre, seulement cela nécessitait plus de peine, ainsi que plus d'équipement que de raisonnable. Le comte ne graciait point ses gens en gibier et autres fournitures, pensez-y, c'était bien une folie, mais dans ce cas ces gens ne devaient-ils pas eux-mêmes se résoudre à la folie pour subvenir à leurs besoins ? Et bien à dire vrai, l'éthique de ce geste m'importait peu, et j'étais aussi bien peu porté par la volonté de nourrir leurs enfants et leurs femmes ; je gagnais ma discrétion à force de docilité.

" Vas-tu le faire ? " m'a demandé Étienne le soir où j'ai pris la carabine de Creuslier.

Je ne sais plus quel genre de réponse je lui ai formulé. Si cela provenait de mon souhait de nous maintenir dans notre position confortable, ou bien si je n'avais pas le choix de m'adonner au risque pour nous éviter le pire.

La nuit de mon larcin, je m'en fus sans cheval. Je dû bien marcher une demi-heure, au frais de la nature qui pesait de plus en plus au fil de ma route. Le pavillon du comte se tenait éloigné du village, par deçà quelque gros bois. Le chemin de terre qui reliait le maitre de ses gens était sec et dur, marqué par les traces de roues qui passaient dessus au gré des visiteurs et autres connaissances du comte qui bénéficiaient d'une invitation particulière. Ceux qui passaient devaient être aussi les domestiques du domaine, les bonnes, les cuisiniers, les laveuses, quoique je n'avais rencontré aucun des domestiques du comte au village, mais si ce fut le cas, peut-être que mes acolytes leur auraient donné de mauvais regards, car je parie que cela serait mal vu si un paysan de Valmy venait à travailler pour le comte. Ce serait même une drôle d'idée, d'abord.
Grâce à cette nuit lourde qui me camouflait parmi les arbres, je pus intercepter le pavillon de loin, avec ses lumières jaunes et ses vitres illuminant la pénombre. Après cela, ce fut l'air de musique qui me parvint, un violon enjoué, une flûte festive. Une réception se déroulait, cela ne faisait aucun doute, et cette constatation m'alarma et me donna l'envie de revenir sur mes pas. Voyez, j'étais parti avec l'idée de trouver un vieux manoir taillé dans la pierre, endormi sous l'éclat de la lune, mais je trouvais un domaine bien éveillé et empli de tout ce qui s'opposait à la quiétude du village que j'ai laissé. C'était à se demander comment cette musique ne parvenait pas jusqu'aux baraques de Valmy. En m'approchant un peu -non sans me tapir davantage-, je vis que certaines portes du domaine étaient ouvertes, peut-être pour aérer la grande salle que je voyais à travers les fenêtres longues et larges, et toutes ses bonnes personnes couvertes d'étoles et dansantes, ignorantes, je le crois bien, de la présence d'un braconnier à quelques pas de là.
Comme j'étais venu tout à fait devant l'entrée du pavillon, je me résignais à la contourner en bravant de larges buissons, à l'ombre d'arbres feuillus. Je gardais un œil prudent sur le pavillon, de crainte que quelque invité indiscret ne se jette dans le jardin au frais de la nuit pour je ne sais quelle raison. Mais je faisais également attention à mes gestes, car je savais qu'il suffisait que quelqu'un laisse trainer son regard par une fenêtre et donne l'alerte après m'avoir vu l'ombre ou la main seulement.

Le RéfractaireOù les histoires vivent. Découvrez maintenant