vingt-huit

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Le téléphone d'Anja n'avait cessé de vibrer dans son sac, le monde entier souhaitant probablement lui adresser ses meilleurs vœux. Quelle tradition stupide. 

Entre ceux à qui elle aurait préféré ne plus jamais avoir à adresser la parole et ceux dont elle avait réellement oublié l'existence... Le Nouvel An était l'occasion pour toute la population de se complaire dans une franche hypocrisie assumée, et Anja détestait ces moments. 

Mais il s'avérait qu'en ce Jour de l'An-là en particulier, le nombre de faux-culs constituant son entourage était probablement le dernier de ses soucis : Anja fixait depuis un très long moment l'encadrement de la porte par laquelle Thomas avait disparu.

C'était un vrai cauchemar. Elle allait se réveiller, et se rendre compte qu'elle se trouvait en fait dans une chambre d'hôtel à Nice, un 16 juillet. Elle ne voyait pas d'autre explication, ou plutôt ne voulait pas en envisager, parce que cela aurait probablement engendré chez elle une panique profonde et paralysante.

Anja ne parvenait plus à faire la part des choses. C'était trop pour une seule soirée. Elle posa ses mains de part et d'autre de la vasque et croisa son reflet dans le miroir. Thomas avait au moins raison sur un point : derrière la façade, elle n'était rien d'autre qu'une petite fille terrifiée. 

- Voyons Anja, reprends-toi un peu, souffla-t-elle au reflet, le regard dur. 

Elle attendit un long moment, sans ciller, seule face à elle-même, que les forces et la détermination lui reviennent. En vain. Elle voyait sa décomposition s'aggraver de secondes en secondes tandis que des larmes remplissaient progressivement ses yeux. Elle luttait pour garder la face mais elle n'allait pas craquer.

Et pourtant elle craqua d'un seul coup, comme un élastique se rompt brusquement. Elle éclata en sanglots et son visage se tordit sous la détresse, brisant le presque masque de porcelaine qu'elle avait porté longtemps. Elle recula lentement, cherchant à tâtons le mur dans son dos pour s'y appuyer. 

Sa solitude était écrasante. Thomas la tenait, lui interdisant d'en dire quoi que ce soit aux deux seules personnes à qui elle aurait pu vouloir en parler. Et elle ne pouvait pas prendre le risque de rompre cet accord. Il était certes bancal, mais ça permettrait de conserver l'équilibre précaire entre les différents mondes qui constituaient sa vie. Ou du moins de limiter les dégâts lorsqu'ils se percuteraient. La collision n'était plus qu'une question de temps, elle le savait. Comme pour Andromède et la Voie Lactée, elle apparaissait lointaine mais inévitable.

Anja passa ses mains sous ses yeux pour tenter de retrouver figure humaine. Elle se tourna et croisa de nouveau son propre regard dans le miroir. Il était considérablement assombri, suffisamment pour en écrire une élégie. 

Alors la journaliste se décida finalement à faire la seule chose qu'elle désirait depuis des heures. Elle fouilla méthodiquement son sac à main pour trouver son téléphone et ignora les notifications qui parsemaient son écran. Anja sélectionna le numéro qu'elle cherchait et porta le combiné à son oreille. Le répondeur s'enclencha quasi immédiatement. 

- Bonsoir Leigh... Ou plutôt bonjour je crois, sourit-elle. Il est plutôt tard, je n'espérais pas vraiment vous avoir en direct, mais je n'ai pas trop réfléchi à ce que j'allais dire... Euh... La fin de soirée a été plutôt difficile. Sans vous je veux dire... et j'aimerais bien qu'on discute. Alors voilà, rappelez-moi... Quand vous pourrez. Bisous. 

Et elle raccrocha. Anja n'avait pas été des plus percutantes, mais au vu des circonstances elle considéra que ça suffirait. 

Elle quitta enfin la salle de bain et descendit l'escalier avec précaution pour éviter un grincement inadéquat pouvant signaler sa présence. Elle récupéra ses affaires dans la chambre d'amis du rez-de-chaussée, et c'est sans dire au revoir à personne qu'Anja se glissa à l'extérieur. 

Éblouissante [gxg]Où les histoires vivent. Découvrez maintenant