Éblouissante [gxg]

trente-et-un (1) - entracte

Janvier

- Tu n'es pas très bavard aujourd'hui dis-moi. C'est cette dispute avec ton père qui te chagrine comme ça ?

Thomas releva les yeux vers sa mère et croisa son regard inquiet. Il tenta de la rassurer dans un sourire tout en se resservant de la salade :

- Ne t'en fais pas, ça va, je t'assure. J'essaie de comprendre certaines choses, et Papa s'en agace.

A vrai dire, Thomas s'en agaçait aussi. Pourquoi n'avait-il pas brisé Anja lorsqu'il en avait eu l'occasion ? Thomas tournait et retournait cette question dans sa tête tant il ne comprenait pas sa propre réaction. Était-il faible au point de s'être réellement laissé attendrir par quelques vieux souvenirs d'enfance ? Peut-être avait-il eu finalement peur des répercutions. Anja ne les avait qu'évoquées, sans pouvoir démêler ce qu'il savait de ce qu'il ignorait, mais cette drôle de conversation lui restait amère.

Il n'avait pas toutes les cartes en main, loin de là. 

Ayant eu besoin de la photocopieuse du manoir fin décembre, il avait laissé échapper un stylo et s'était retrouvé à quatre pattes, tâtonnant à l'aveugle sous le bureau de son père. Il avait alors trouvé une chemise kraft dont la couleur était passée avec les années, contenant une trentaine de feuillets et simplement numérotée "7" au marqueur noir dans un coin. 

Il était clair qu'elle avait glissé là par inadvertance et quelques papiers s'en étaient échappés. Des documents officiels en cyrillique notamment, probablement des procès-verbaux dont certains noms et termes avaient été censurés, mais dont les informations qui restaient disponibles suffisaient à lui donner du sens, même pour un francophone. Il en avait évidemment tiré les conclusions qui s'imposaient et avait tout de suite compris qu'il pourrait s'en servir pour faire pression sur Anja.

Il y avait aussi parmi les papiers étrangers les photos toutes récentes d'Anja et son père en fâcheuse posture, qui avaient du être glissées dans la pochette par précipitation ou par erreur tant elles détonnaient avec les autres documents. Là aussi, il n'avait pas eu de mal à en comprendre les tenants et aboutissants.

Pourtant plus le temps passait, plus la situation avait semblé lui échapper dans son ensemble. Le soir du Nouvel An il avait littéralement bluffé Anja, lui affirmant tout connaître d'elle, et pour être honnête à cet instant-là il en avait lui-même été persuadé. Mais au fur et à mesure de sa réflexion, il apparaissait que des pans entiers devaient lui manquer tant les pièces du puzzle ne concordaient pas. 

- C'est à propos d'Anja ? C'est d'elle dont il s'agit n'est-ce pas ?

Thomas dévisagea sa mère en se demandant ce qu'elle savait exactement, que son père le lui ait dit ou qu'elle l'ait deviné seule. 

- Ne me regarde pas comme ça, je ne suis pas médium, mais je vis avec ton père depuis 30 ans. Je sais reconnaître quand il est fâché avec elle, son froncement de sourcils du matin au soir est caractéristique.

- Maman, on n'est pas obligés d'en parler si tu n'en as pas envie... 

Nicole secoua lentement la tête en faisant la moue :

- Alors comme ça, tu es au courant, souffla-t-elle. Depuis combien de temps ? 

- Quelques années déjà... On est un peu tous au courant à vrai dire, mais on espérait que toi tu ne le savais pas. 

- J'espère que tu plaisantes... Ton père a toujours cru mentir comme un as, mais il y a des signes qui ne trompent pas. J'ai fait celle qui ne savait rien pour sauver les apparences, en me disant que ça tiendrait le temps qu'il faudrait... Et la comédie dure depuis. Je pensais que ton père demanderait le divorce, c'était dans ses intentions à une période, et puis non. Il l'aurait sûrement épousée si seulement elle avait voulu de lui. Je me console comme ça, en me disant qu'il court depuis des années après une femme qu'il n'aura jamais réellement. Tu pourras trouver ça cynique si tu le souhaites, mais dans le fond il me fait un peu pitié et ça m'évite de trop le détester.