Chapitre 2

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Sammaël

Un léger brouillard avait envahi le cimetière. Des volutes grisâtres s'accrochaient à la grille de métal, tel les griffes d'un monstre qui tentaient de la détruire. Des gouttes d'humidité perlaient sur la plaque métallique et s'écrasaient sur la terre déjà molle. Le ciel s'était couvert de nuages sombres et je pressentais, vu la lourdeur de l'atmosphère, un orage imminent.

La semelle de mes chaussures émit un dégoûtant bruit de succion alors que j'avançais vers les tréfonds du cimetière. Une forte odeur de moisissure émanait des mausolées, me prenant aux tripes. De la mousse avait poussé contre les pierres et avait élu domicile sur la quasi totalité des bâtiments mortuaires.

Je me contentais d'avancer, le regard braqué devant moi et les rayons lunaires éclairant mon chemin. Une désagréable sensation me tenaillait, je sentais une présence derrière moi, quelqu'un qui m'observait, guettait le moindre de mes gestes. Cette sensation se fit plus présente alors que j'approchais de la falaise.

Des débris de roche s'étaient enfoncés dans la bourbe, semblables à de petits couteaux. Je levai les yeux vers le haut du ravin. La brume se déversait par vagues, noyant la bourgade dans laquelle j'habitais.

Je poussai un profond soupire alors que je remarquai l'inspecteur Thiers près d'une charrette. L'un de ses sous-fifres avait amené le corps de Vanina pour soi-disant m'avancer dans mon travail. Je n'avais pas besoin d'eux, ils ne m'étaient d'aucune utilité.

— J'ai bien cru que vous ne viendriez jamais enterrer ce corps, Sammaël.

— Si vous faisiez correctement votre travail, la soeur de la victime ne m'aurait pas pris à parti.

Un sourire désagréable figea le visage de l'inspecteur alors que je relevais les manches de ma chemise. Ce n'était un secret pour personne que l'on me détestait. Les habitants de Graveyard n'avaient jamais accepté ma présence et ce depuis que mes parents m'avaient trouvé sur le pas de leur porte.

Je n'étais pas leur fils biologique, mes vrais parents m'avaient abandonné et je n'avais jamais cherché à les retrouver. Le tonnerre grondait lors de cette fameuse nuit, les habitants avaient associé ma venue à un mauvais présage. Les enfants me mettaient à l'écart, les femmes me chassaient à coups de balais et si l'Inquisition existait encore, elle m'aurait brûlé pour sorcellerie.

— Qu'avez-vous fait pour être autant détesté ? s'enquit l'inspecteur.

Je reportai mon attention sur lui tout en plissant les yeux. Il venait d'arriver dans notre bourgade, il ne pouvait donc pas savoir pour quelles raisons l'on me détestait. Il n'avait fait que constater l'hostilité des gens à mon égard.

— Je suis né.

Ce fut à son tour de froncer les sourcils. Il ne dit rien, probablement déstabilisé par ma réponse. Sa pomme d'Adam se souleva alors qu'il déglutissait. Il paraissait tout à coup très nerveux. Son changement d'attitude me mit mal à l'aise et à nouveau, je croisai les mains dans le dos.

— Avez-vous autre chose à me dire, inspecteur, avant que je n'enterre ce corps ?

— Vous aviez une relation avec la victime, n'est-ce pas ?

— En effet, nous avons rompu peu avant sa disparition.

L'inspecteur frotta son menton de l'index tout en fixant le sol. Un mauvais pressentiment me saisit à la gorge alors qu'il fixait ses yeux sombres dans les miens.

— Pour quelles raisons ?

— Sa famille l'a éloignée de moi.

— L'avez-vous vue le jour de sa disparition ?

— Est-ce un interrogatoire, inspecteur ?

Alors que nous nous fixions en chiens de faïence, le vent se leva. Glaçant nos corps, il s'infiltrait sous nos vêtements pour rigidifier la peau. Mon sang commença à se cristalliser tandis que j'entendais le cri d'agonie du cimetière. Un chant qui s'élevait des entrailles de la terre. Une mélodie que les morts fredonnaient pour m'attirer dans leur tombe. Des traces d'énergie psychiques caressaient ma peau. Un doigt frôla ma colonne, la descendant lentement, effleurant chacune de mes vertèbres. Une main glacée entoura mon cou et mon souffle forma une étrange brume. Mes paupières semblaient figées par le gel et je ne les clignais plus.

L'inspecteur effleura ma main et je sursautai presque à ce contact. Ma respiration s'était accélérée sans que je ne m'en rende compte. Le sang se liquéfia et se remit à circuler dans mes veines. Mes mains fourmillaient, je fermais et ouvrais le poing pour atténuer cette sensation. J'inspirai longuement avant de laisser échapper un filet de buée glacée.

— Non, je ne l'ai pas vue le jour de sa disparition. Suite à notre rupture, j'ai travaillé pratiquement sans arrêt.

— Très bien.

L'inspecteur me détailla longuement de ses yeux sombres. Il posa finalement sa main sur mon épaule et m'adressa un regard compatissant. Si compatissant que je m'en voulus de l'avoir mal jugé, personne ne m'avait jamais exprimé un tel sentiment.

— Vous êtes quelqu'un de bien, même si les villageois semblent penser le contraire.

Interloqué, je ne trouvai pas la force de répondre. Après un dernier sourire, l'inspecteur Thiers quitta le cimetière. Au loin, j'entendis le grillage grincer, signe qu'on venait de le fermer.

Le vent se leva et vint balayer mes cheveux, me faisant reprendre mes esprits. Il agissait comme de petites aiguilles qui venaient percer ma peau. Je frissonnai et saisis ma pelle, les paroles de l'inspecteur raisonnaient dans mes esprits. Je ne parvenais pas à m'en défaire. Elles tourbillonnaient, me donnant presque le vertige. De toutes mes forces, je m'appuyai contre le manche de ma pelle.

Des ténèbres s'élevèrent alors des supplications, des murmures qui m'imploraient. Je les entendais ces morts qui n'avaient pas obtenu le pardon avant de trépasser. Ils me le demandaient, me suppliaient de leur accorder cette absolution. Mais je ne pouvais rien pour eux, je ne pouvais que les écouter et prier pour eux.

Leurs implorations redoublèrent et je regrettai brusquement l'absence de l'inspecteur Thiers. Je plaquai mes mains sur mes oreilles, essayant de me soustraire à leurs suppliques. Mes paupières se fermèrent alors que des points de couleurs apparaissaient.

« Écoute-nous, ne te cache pas de l'appel des ténèbres ».

Une voix, plus forte que les autres, percuta ma conscience, me faisant presque vaciller. Je plaquai davantage mes mains sur mes oreilles, ne voulant pas les entendre. Il fallait qu'elles cessent ! Mes genoux se dérobèrent sous mon poids, me laissant tomber dans la boue. Les larmes franchissaient la barrière de mes paupières sans que je ne puisse les arrêter. Ces voix me hantaient, depuis que je travaillais dans ce cimetière. Je ne parvenais à m'en défaire que lorsque la grille se refermait derrière moi.

Ma tête tournait, entraînant le décor dans une danse infernale. Un poids pesait sur mon estomac et semblait m'attirer vers le sol. Totalement désorienté, je chutait lourdement dans la boue. Mon menton frappa une pierre et un liquide ferreux envahit ma bouche. Je crachotai, essayant de ne pas avaler mon sang. La boue me retenait prisonnier, je ne parvenais pas à me relever.

Les voix des esprits continuaient de déferler dans mon esprit. Elles heurtaient les parois de mon crâne, provoquant de vives douleurs. Mes mains, avec un effort exagéré pour les arracher de la boue, agrippèrent ma tête et je retins un cri de douleur avant de m'évanouir.

The Blood HourglassOù les histoires vivent. Découvrez maintenant