Encore un cadavre à cacher

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L'écharpe me servit à camoufler la plaie. Une fois le bus passé, à peine quelques minutes plus tard, je la récupérai et me débrouillai pour asseoir mon inconnu sur le banc. Les yeux fermés, l'étoffe autour du cou, il avait l'air pâle mais endormi. La mer n'était pas loin, il ne me restait qu'à trouver un moyen de l'y conduire pour me défaire de sa dépouille. Le bus n'y allait pas, c'eût été trop simple.

Le plaisir céda bien vite la place à l'angoisse puis à la panique. J'avais besoin d'un plan de toute urgence ! Je me rappelle avoir juré tout haut pour la première fois depuis fort longtemps. J'eus alors une idée. Saugrenue, certes, mais je devais tenter. C'était ma seule chance de toute façon, il me fallait y aller au culot. Je venais de tuer un homme devant une dizaine de témoins, je pouvais sans doute me balader avec son corps dans le quartier sans attirer plus de soupçons.

J'enfilai donc les anses de son sac pour le porter sur la poitrine. Cela camouflerait les quelques taches de sang sur ma veste par la même occasion. Enfin, je m'agenouillai dos au cadavre, passai ses mains autour de mon cou et attrapai une de ses jambes avant de me relever. Histoire de me rendre un peu plus crédible, je titubai sur le trottoir. Je crois même avoir poussé le vice jusqu'à fredonner une petite chanson grivoise qui, allez savoir pourquoi, venait de surgir dans mon esprit.

Il y avait moins de cinq cents mètres jusqu'au port de plaisance, la chance était avec moi. Il n'y avait pas trop de monde et je pus faire mine d'aller sur un bateau. Là, j'étais moins exposé. Entre deux coques, j'eus tout le loisir de déposer le corps sur le sol puis de l'enfoncer sous l'eau. Mais contrairement à ce que l'on voudrait nous faire croire au cinéma, un cadavre ne coule pas sans intervention externe. Il me fallait quelque chose pour l'entraîner vers le fond ! Des cailloux, du plomb. Il n'y avait rien dans mon champ de vision qui aurait pu m'aider, alors je grimpai sur le pont d'un des bateaux et entrepris une fouille minutieuse. Il y avait là un pack de six boules de pétanque, je n'osai me rendre en cabine de peur d'y trouver quelqu'un. J'avais depuis bien longtemps dépassé le seuil de stress maximal que je pouvais supporter et tentai de fixer le set de bouliste sous les vêtements de mon cadavre. Sans succès.

Le sac ! J'y fourrai le jeu et le passai ensuite, tant bien que mal, à ma victime. Par bonheur, même léger, ce poids suffit à le tirer vers le fond. Avec une lenteur exaspérante, cependant.

Par transparence, on distinguait encore son corps lorsqu'une voix d'homme m'interpella en italien. Avec mon costume crème taché de sang, trempé en grande partie, penché au-dessus de l'eau près d'un bateau qui n'était pas le mien et ne comprenant pas un mot d'italien, j'étais en mauvaise posture. Mais je pouvais reprendre mon jeu de rôle. Je replongeai mes deux mains dans la mer, brouillant la surface par la même occasion, et me rinçai le visage, faisant mine de me débarbouiller.

— Je suis complètement bourré, fis-je en adoptant une voix de circonstance et me redressant sur mes pieds.

L'autre en face de moi ne comprit pas un mot, mais je devais être bon acteur, car il se contenta de me montrer le chemin de la sortie en m'agressant de termes aux accents méditerranéens.

Je jetai ma veste ensanglantée un peu plus loin dans une poubelle et m'arrêtai à un café où je commandai un petit déjeuner copieux. Il n'y avait qu'une petite trace rouge sur ma chemise, cela passerait inaperçu, décidai-je. Je n'avais pas faim, bien entendu. Je distribuai d'ailleurs mes croissants et tartines aux pigeons, ravis, tout en observant la foule qui s'épaississait à mesure que le soleil s'élevait dans le ciel. Je voulais les narguer, tous ces humains. Je venais d'assassiner un des leurs en toute impunité, juste devant eux. Une infime partie de mon esprit s'inquiéta de la probabilité que le sac à dos se détache et que le corps remonte, ou encore qu'un témoin m'ait vu jeter la veste et veuille la récupérer.

Malgré tout, je me montrais à la populace sur une terrasse. Être un Choisi était formidable. J'étais arrivé au sommet de la chaîne alimentaire. Indestructible, invincible, invisible, immortel, féroce et sauvage : j'étais l'incarnation d'un dieu. Il ne manquait qu'une déesse à mes côtés. Encore cinq jours de patience et Amy serait de retour. Je doutais cependant qu'elle veuille régner sur le monde avec moi. Cela ne semblait pas être son style, elle qui prônait la discrétion. 

Choisi (édité)Où les histoires vivent. Découvrez maintenant