Ca sera douloureux

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Le sujet n'avait toujours pas été abordé. Je décidai donc, après deux semaines avec elle, de formuler la question qui occupait mes pensées depuis quelques jours déjà. J'étais installé devant une entrecôte grillée accompagnée d'une salade. Émilie me regardait, assise sur le canapé tâché, en silence, comme toujours.

— Comment ça va se passer ? lui demandai-je sans détour.

Elle se leva et vint se poser sur le coin de table tout près de moi. Elle croisa ses jambes nues, à peine camouflées par une minijupe ample, juste sous mon nez. Je la soupçonnais de me torturer à dessein en faisant ça. Je fourrai une portion de viande dans ma bouche et me forçai à la fixer dans les yeux.

— Ça sera douloureux, déclara-t-elle avec un sourire qui me fit frissonner. Le plus sûr moyen de réussir la contamination est l'échange de sang. Une transfusion, si tu préfères. Pour une fois, la seule, je te donnerai le mien. Il en faut beaucoup pour que ça fonctionne, et comme il est hors de question d'aller dans un hôpital...

— Et concrètement, on fait comment ? l'interrompis-je.

Le souvenir de ma première morsure vint frapper à la porte de ma conscience et une vague de terreur déclencha des tremblements dans mes membres.

— Il y a deux écoles pour ça, reprit-elle en se remettant debout et en tournant autour de moi. Certains aiment faire ça proprement, si je puis dire. Ils utilisent seringues et tuyaux. Le nouveau Choisi se retrouve ainsi contaminé, mais toujours humain. C'est en quelque sorte un porteur sain. Il ne deviendra réellement un des nôtres qu'à sa mort. Quand il ressuscite, on dit qu'il connaît l'éveil et le tout se déroule sans trop de souffrance. Mais je n'appartiens pas à cette population de progressistes New Wave.

— Je m'en serais douté, fis-je alors à voix basse, déclenchant un sourire mauvais chez elle.

— Avec l'ancienne méthode, il n'y a pas de phase intermédiaire. Tu passes d'humain à Choisi... ou de vie à trépas. Mais c'est immédiat. Le principe est de t'ouvrir et de verser mon sang dans ton corps. La contamination précède la mort. Si la transformation réussit, alors tu ressusciteras.

— Et toi ? m'inquiétai-je naïvement, après un instant de silence.

— Je ne perdrai pas tout mon sang, si c'est ce que tu demandes. (J'acquiesçai.) Non, c'est une opération fatigante, mais peu dangereuse pour un Choisi. Le seul qui risque sa vie, ici, c'est toi.

En d'autres termes, résumai-je en moi-même, je pouvais vivre pour toujours ou mourir. Je supposai que maintenant qu'elle avait décidé de me faire rejoindre son monde, je n'avais plus d'alternative. Je comprenais du même coup cette histoire de préparation. Pour affronter un tel traumatisme, mon corps devait être en pleine forme. Les longues randonnées à vive allure dans les montagnes de moyenne altitude avaient un but, en fin de compte. Si je fabriquais plus de sang, j'avais une chance supplémentaire de survivre.

Dans l'après-midi, alors que nous marchions de nouveau vers le lac, Émilie s'arrêta et me fit signe de l'imiter, en silence. D'abord un peu surpris, je tentai d'en savoir plus, mais elle plaça un doigt sur ses lèvres avant de s'éloigner sans un bruit.

Soudain, j'étais seul au milieu de la forêt. Elle se déplaçait avec aisance malgré le terrain accidenté et le nombre d'arbres en tous genres. Une seule seconde suffit pour qu'elle sorte de mon champ de vision. Je tentai de distinguer un bruit caractéristique dans le fond sonore, peuplé d'oiseaux et de frottements de branches, mais rien ne put m'aider à repérer la fuyarde ou ce qui l'avait mise en alerte. Lentement, une certaine angoisse me submergea et je fus tenté de rebrousser chemin pour regagner notre chalet.

Qu'elle aille au diable, pensai-je après une demi-heure, en tournant les talons. Ce fut à ce moment qu'elle reparut et me plaqua brusquement contre un large tronc. Ses deux mains sur mon torse, elle souriait, tel un enfant qui venait de surprendre un ami. Le cœur à l'arrêt, j'essayai de lui rendre son sourire. Émilie me regardait avec un drôle d'air.

— Qu'est-ce qui s'est passé ? demandai-je.

— Fausse alerte, répliqua-t-elle.

Étais-je censé comprendre ? Je n'avais ni vu ni entendu quoi que ce soit avant son départ. J'allais l'interroger mais soudain, j'oubliai mes questions et appréciai l'étincelle dans son regard. Quand je compris ce qui allait se passer, je frémis malgré moi.

Quitte à lui servir de calice, je décidai d'y prendre moi aussi du plaisir. Je lus, avec satisfaction, la stupeur sur son visage au moment où je fis sauter les pressions de son chemisier. En réponse, et avec une force dont je n'avais été témoin qu'une fois, elle déchira mon T-shirt et planta un scalpel, que je ne l'avais pas vue sortir, dans mon épaule droite, au-dessus du pectoral. Je hurlai, portant la main à la blessure. Elle extirpa son arme et une giclée de sang s'échappa en m'arrachant un nouveau cri, à peine contenu.

Dans un moment de calme, que je savais précéder la tempête, Émilie caressa doucement le contour de ma plaie, d'où suintait le liquide qui la rendait aussi folle que je l'étais de son corps. Elle passa sa langue sur la coulée, depuis mes côtes jusqu'à la blessure, déclenchant un tremblement incontrôlable de mes jambes. Je soufflai pour juguler cette excitation mêlée de douleur qui courait dans mes veines. Je l'empoignai alors des deux mains, faisant fi de l'élancement dans mon épaule, et la projetai, avec moi, dos contre la terre et les branches mortes. Rien ne m'arrêterait plus, décidai-je. Elle aurait mon sang, mais j'aurais aussi ma part du gâteau.

Et contre toute attente, elle me laissa faire et se prêta au jeu avec enthousiasme. Ainsi me retrouvai-je dans les bois, à faire l'amour à un Vampire qui, les lèvres collées à mon torse, puisait ma sève. Ce fut violent. Elle enfonça ses crocs à plusieurs reprises, comme je me démenais dans mes va-et-vient. Mon sang lui barbouilla bientôt le visage et mon épaule fut couverte de traces de morsures. La torture de ses canines dans ma chair se confondit avec le plaisir de mon être dans le sien et j'atteignis l'orgasme bien avant qu'elle en ait fini avec moi. Pourtant, contrairement à sa ponction précédente, elle ne me repoussa ni ne me quitta précipitamment. J'eus le droit à un instant de calme, profitant simplement du moment que nous partagions, l'un contre l'autre. Pour la seule et unique fois, je crois.

Choisi (édité)Où les histoires vivent. Découvrez maintenant