Nous avions passé la quasi-totalité de l'été dans la banlieue de Londres, pour mon apprentissage. Je ne me sentais pas plus Choisi qu'avant, mais j'étais plus attentif à mon entourage. Je pouvais dorénavant repérer un ennemi potentiel d'un simple coup d'œil. Mais le propre du Choisi était de boire du sang. Pas d'un animal ni dans une bouteille. Du sang humain prélevé à la source.
Le goût du nectar vital et l'impression de puissance que l'on ressent en ôtant la vie d'un être humain me manquaient. La terreur dans le regard de la victime, sa hargne dérisoire à se battre pour ne pas mourir, puis sa résignation et enfin son abandon étaient des sensations que j'avais encore peu connues. À peine effleurées. Mais je ne comptais pas m'arrêter là. Il me fallait replonger mes crocs dans de la chair, c'était inéluctable.
— Ne prends pas de vie ici, me fit Amy, quand je lui expliquai mon désir grandissant. Tu n'es pas encore assez discret. Tu as eu une chance incroyable à Naples, ajouta-t-elle, alors que je m'apprêtais à répliquer. Premièrement, de ne pas t'être démasqué aux yeux des humains et, surtout, que cet immortel ne t'ait pas puni d'avoir envahi son territoire.
— J'ignorais que c'était chez elle, contrai-je alors.
— Certains d'entre nous ne chassent plus que dans un espace géographique restreint. Tu dois respecter cela.
— Si tu me l'avais dit avant de prendre la fuite, j'aurais fait attention ! Et puis, comment on sait qu'on pénètre sur le territoire de quelqu'un d'autre ? Je ne vois aucun panneau.
Elle marqua une pause, le regard tourné vers les étoiles, dans un ciel dégagé et sans lune. Ma colère oubliée depuis longtemps remontait soudain à la surface. J'avais beau être son premier apprenti, cela ne justifiait en rien ses cachotteries. Je me demandais d'ailleurs parfois si elle ne m'avait pas transformé dans le seul but de contempler un autre me tuer.
— Tu as raison, répondit-elle après une bonne minute de silence. Il y a encore beaucoup de choses que tu ne sais pas concernant notre univers. Mais comme je te l'ai déjà dit, je ne veux pas te livrer toutes les clefs d'un coup. Tu dois aussi apprendre par toi-même. C'est ainsi que j'ai appris, et si ce fut difficile, ce fut d'autant plus efficace. Lorsque tu arrives dans un nouveau lieu, tu dois te renseigner sur deux points : où te ravitailler et qui sont les Choisis qui vivent là.
— Mais comment ? chuchotai-je, tentant de rester calme. Il n'y a pas de rubrique « suceurs de sang » dans les Pages Jaunes, pas plus que d'office du tourisme pour êtres surnaturels.
Elle sourit et braqua ses prunelles dans ma direction. Je constatai avec regret qu'elle avait toujours cet effet magique sur moi. J'avais de nouveau envie de la couvrir de baisers, de coller ma peau à la sienne, de...
Un claquement de doigts me ramena à la réalité : elle grimaçait, contrariée.
— Arrête de rêver ! cracha-t-elle. Tu ressembles tant à un humain lorsque tu fais ça... Tu es un Choisi, à présent ! Oublie la mollesse, la tendresse et toutes ces conneries mièvres. Tu dois être froid et tranchant comme l'acier... Ou je te tuerai de mes propres mains.
— Alors ne me regarde plus comme ça, fis-je aussi cinglant que possible. Ou je me verrais obligé de te supprimer.
Elle éclata de rire. Et après avoir vainement tenté de résister, je l'imitai.
— Suis-moi, apprenti prétentieux.
Elle prit la direction du centre. Nous parcourûmes la ville et passâmes devant différents établissements ouverts vingt-quatre heures sur vingt-quatre. Elle me montra enfin le fameux signe caractéristique des débits de sang. En premier lieu, je crus discerner le symbole dièse sur le coin supérieur de la porte d'entrée. En réalité, il s'agissait de quatre minis croix placées en carré et gravées dans le chambranle. À deux mètres de distance, malgré ma vue meilleure que celle d'un humain, je distinguai à peine ce logo. Pas étonnant que je ne l'avais pas repéré, à Naples.
Dans la supérette suivante, le signe était inscrit à la craie, sur un petit tableau qui indiquait le prix des tomates exposées à l'extérieur. Un autre avait fait des marques dans une affiche publicitaire accrochée à l'intérieur du magasin. Si l'on ignorait ce que l'on cherchait, ce symbole était invisible. À la quatrième visite, je découvris sans aide l'indice et entrait dans la cave à vin pour y demander deux bouteilles. J'appris par la même occasion que le prix était unique sur tous les continents et fixé à cent dollars américains. Même dans notre monde, les Yankees décidaient des tarifs...
Mes leçons continuèrent, j'étais redevenu un écolier. Pendant encore quelques nuits, nous fîmes la course dans les sous-bois des parcs de la capitale anglaise. Le jeu se corsait chaque fois, Amy prenait des passages très étroits, grimpait dans les arbres et me demandait tout un tas de cabrioles dont je ne me savais pas capable. Je finis par comprendre que les problèmes de souplesse et d'équilibre n'existaient plus dans ma nouvelle condition.
— Ton corps n'a plus rien à voir avec ce qu'il était, me confirma Amy. Tu peux sauter du deuxième ou troisième étage d'un immeuble et te réceptionner sans dommage. Enfin, pour l'instant tu devrais peut-être te contenter du premier.
— Je suis immortel, corrigeai-je. Je ne risque rien !
Elle pouffa en s'asseyant sur un banc, face au soleil levant. Je pris place à sa droite, posant mes fesses sur le dossier et mes pieds sur le siège. Une légère brise souffla, nous ramenant des effluves malodorants de la rue non loin.
— Tu es immortel... mais pas incassable, jeune apprenti. Saute d'un peu trop haut et tes chevilles te le rappelleront. Avec l'âge, tes os s'endurciront et tes muscles gagneront en force. Mais tout ceci prend du temps. Tu es un surhomme, mais un piètre Choisi encore. Ne l'oublie jamais.
Elle avait ce don de toujours me rabaisser. Mais à présent, je comprenais qu'elle avait raison. Au regard d'un mortel, j'étais supérieur, en effet. Mais je ne l'étais pas autant que je l'avais pensé au début.
Mon cerveau bourdonna un peu plus fort un instant et je me redressai, à l'affût.
— Ce n'est qu'un récent qui fuit le soleil, fit-elle en pointant du menton une jeune femme de l'autre côté de la rue. Elle a dû oublier sa crème.
Je ne pus retenir un sourire avant de réaliser que je n'étais toujours pas prêt à affronter la morsure de l'astre du jour. Et j'étais persuadé, vu sa tenue ultracourte et moulante, qu'Amy n'était pas non plus équipée.
— Ne devrions-nous pas l'imiter ? m'enquis-je après une seconde d'hésitation. Moi, tout du moins ?
— Je pourrais rester là toute la journée...
Encore une réponse qui n'en était pas une. Je décidai de ne pas relever et pris le chemin du retour. Si elle voulait me retrouver, elle saurait. Elle m'avait expliqué qu'en tant qu'ancienne, le soleil la brûlait toujours, mais sa peau se régénérait si vite qu'elle n'en souffrait presque plus. Je n'avais pas cette chance, il fallait au minimum une centaine d'années avant d'en arriver là. Je sentais déjà une chaleur anormale se répandre sur mon épiderme.
J'aurais dû presser le pas, mais le bourdonnement incessant, alors que je m'éloignais d'Amy, me fit me tenir sur mes gardes : un Choisi était proche. Je décidai de faire comme si cela ne m'inquiétait pas le moins du monde, mais gardai tous mes sens en alerte. C'est en passant devant une petite impasse que je le vis, penché sur le cou d'un homme en complet veston. Ce dernier se débattait, il n'était donc pas encore mort. Je m'arrêtai, attiré, hypnotisé par la beauté de la scène qui se déroulait sous mes yeux. J'oubliai un instant mes brûlures et fixai l'agonisant qui me suppliait du regard. Je le vis s'éteindre, lentement, et je sentis une vague de chaleur monter en moi, qui n'avait plus aucun rapport avec le soleil. Mon cœur tambourinait dans ma poitrine et je serrai les poings pour me détendre.
Deux minutes plus tard, le suceur de sang avait fini son œuvre et se détacha de sa proie. Il porta son regard sur moi avec un léger sourire. Il m'adressa un clin d'œil et trancha salement la gorge de sa victime. Ce stratagème permettait de camoufler toute trace de morsure. Ceci fait, il déguerpit en vitesse. Le souffle court, le cœur battant et les ongles enfoncés dans la paume de mes mains, je l'imitai.
Il venait d'abandonner un corps dans la rue, il fallait que je sois loin quand on le découvrirait.
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Choisi (édité)
VampireJeune homme sans histoire, Sébastien fait une rencontre qui va bouleverser sa vie et précipiter sa mort. Cette inconnue, croisée au détour d'une ruelle sombre, est-elle réellement un vampire ? Fasciné par cette créature de légende, il n'aura bientôt...