Emancipation

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Après cette nuit, nos rapports changèrent. Amy fut de plus en plus absente, prétendant devoir gérer ses affaires. Durant mes moments de solitude, je devais m'entraîner à me fondre dans la masse et repérer les ennemis potentiels.

Je fis la connaissance d'un propriétaire vendant du sang en bouteille et nouai une relation amicale avec lui. Il se nommait Thomas et était âgé d'une petite centaine d'années. Ses conseils furent bien plus pragmatiques que ceux de mon Sire et je découvris qu'il ne m'apprenait rien, en fin de compte. Amy avait fait du bon travail, j'étais un Choisi débutant mais autonome. Pour autant, j'aimais discuter avec un compatriote que je pouvais regarder dans les yeux et avec qui je pouvais plaisanter. Par ailleurs, à l'inverse de ma formatrice préférée, il n'avait jamais quitté Londres, c'était un local, comme il se définissait lui-même. Il ne parlait qu'anglais et au-delà de son petit business, il ne connaissait que peu de choses. Il se fondait tant dans la masse que les chasseurs ne l'avaient pas encore débusqué. Être un Choisi ne lui apportait rien, en réalité. Je l'aimais bien, certes, mais je le méprisais, en un sens. Toute cette puissance pour finir derrière une caisse dans une supérette. À quoi bon ?

Un mois plus tard, nous quittâmes Londres pour les États-Unis. Amy voulait me faire découvrir New York, m'annonça-t-elle comme une dernière volonté.

Sur place, nous logeâmes dans un hôtel de la cinquième avenue au luxe extravagant. Nous fîmes le tour de l'île la première nuit. Elle me montra les endroits où l'on pouvait se procurer du sang dans de bonnes conditions. La grosse pomme était une de ces villes où même certains humains faisaient commerce de boisson pour immortel. Amy m'avait toujours dit de ne faire confiance qu'aux gens de notre race en ce qui concernait le ravitaillement. Je l'écoutai donc.

Elle m'indiqua où il m'était interdit de m'en prendre à la population. Malgré la taille de la mégapole, il y avait beaucoup de territoires occupés. Le nombre de Choisis y résidant était impressionnant. Et puis, c'était le fief de Venus, un Sang-pur devenu légende, le dernier endroit où faire le malin.

L'ambiance entre nous fut des plus étranges. Ainsi finis-je par la questionner alors que nous étions attablés dans un bar sur Broadway.

— Vas-tu me raconter ce qui te tracasse ? attaquai-je.

— Tu n'es pas très doué pour lire en moi, se moqua-t-elle, avant de siroter son cocktail aux mille couleurs. Je ne suis pas préoccupée.

— Qu'est-ce qu'il y a, alors ? Depuis un mois, tu me laisses seul deux jours sur trois, tu ne me parles presque plus et tu as cet air abattu en permanence.

— Je te l'ai déjà dit, jeune apprenti à la mémoire défaillante. J'avais des affaires à régler, mais c'est à présent de l'histoire ancienne. Et je ne dis plus rien parce que je n'ai plus rien à t'enseigner. Rien de vital, du moins. Le reste, tu le découvriras par toi-même.

— Ma formation est donc finie ?

Son sourire en coin m'interpella, puis je m'aperçus que j'avais bombé le torse sans m'en rendre compte.

— C'est ça, souffla-t-elle.

— Alors... je ne suis plus ton apprenti.

Elle sourit de plus belle. Je vis luire un de ses crocs à travers ses lèvres, éclairé par les néons tout aussi colorés que son breuvage alcoolisé. Son regard demeura empreint de tristesse. Je ne posai cependant pas de question. J'avais enfin compris ce qui occupait son esprit.

— Personne ne t'oblige à le faire, tu sais.

Je décidai de ne pas utiliser certains mots qui auraient rendu cette discussion bien trop réelle.

— En effet, mais c'est mon choix. Je ne veux plus appartenir à ce monde.

— Alors pourquoi es-tu si triste ? Si j'ai bien compris, rien ne te retient ici.

— Rien... En plus de deux cents ans d'existence, je n'ai qu'un apprenti qui m'aura vite effacée de sa mémoire et un Sire qui ne m'apprécie guère.

— Je ne t'oublierai pas, objectai-je, presque vexé.

Elle me fixa un instant, de son regard pénétrant, puis sourit avant de siffler le reste de sa boisson. Elle se leva et nous quittâmes le bar en silence.

Elle ne semblait pas douter une seconde que j'allais l'aider à mettre fin à ses jours, même si nous n'en avions jamais parlé. J'avais bien mentionné le fait de vouloir devenir tueur à gages et je m'en sentais capable. Pourtant, assassiner celle qui avait fait de moi ce que j'étais relevait du parricide. Je voyais bien, à son attitude, que le moment était venu. Demain, dans une semaine tout au plus, elle serait morte. Et elle attendait que je me charge de cette mission.

Mais je refusais ! Dire que je l'aimais ne rendait pas justice aux sentiments que j'éprouvais. J'avais l'impression de vivre la pire des ruptures.

Cette fois, ce fut moi qui l'abandonnai. Au détour d'un coin de rue, je m'éclipsai vers Central Park, alors qu'elle se dirigeait vers l'hôtel. Elle avait choisi le lieu où elle allait quitter ce monde et je venais de le comprendre.

Je réalisai surtout qu'une fois de plus, je n'avais été qu'un pantin entre ses mains et la colère me submergea. Elle me lançait un genre de défi insoluble.

Si je la tuais, je prouvais ma valeur mais la perdait définitivement. Et si je la laissais en vie, elle finirait par trouver quelqu'un pour faire le job, et je passerais le reste de mon existence avec le sentiment de l'avoir déçue.

— Quelle merde ! hurlai-je dans la rue.

Des passants se tournèrent vers moi, mais il n'y eut guère plus de réaction. Nous étions à New York, après tout.

Elle avait tout orchestré sous mes yeux ou presque et je n'avais rien vu. Ou j'avais refusé de voir ! Toutes ses absences devaient avoir un lien avec le fait de solder ses comptes ou quelque chose d'approchant. Mais je ne voulais pas vivre sans elle. Hors de question !

Pourtant, paradoxalement, j'étais prêt. Ce meurtre était un passage vers mon émancipation, un examen final. Si elle ne disparaissait pas de ma vie, je ne serais jamais indépendant. J'avais fini par le comprendre. Ce dernier mois de silence avait été une longue préparation, une mise en avant de ma faiblesse. Tant qu'elle serait là, je m'accrocherais à elle comme un enfant à sa mère. J'avais toujours voulu être fort et elle m'avait fait comprendre que c'était elle la plus forte. Ses humiliations à répétition, sa méthode d'apprentissage si étrange, sa séduction malsaine, tout ça n'avait qu'un but : me guider sur la voie de son meurtre. Les pièces se mettaient en place doucement dans mon esprit, elle était retorse, je n'avais rien vu venir et je la détestai pour ça. Je pris conscience, à ce moment-là, qu'en réalité j'avais déjà accepté son contrat depuis longtemps. Je n'avais juste pas compris à quoi je m'engageais.

Et quelle que soit ma décision ce soir-là, j'allais la perdre. Elle était décidée et je ne pourrais rien faire pour l'arrêter. Elle s'était foutue de moi tout du long, comme à son habitude. La tuer m'apporterait sans doute une sorte de libération.

J'en éclatai de rire dans le parc désert. Non seulement j'étais prêt, mais j'en avais besoin. Elle avait fait un travail fantastique, et pour ça, je l'admirai encore un peu plus.

Qu'allais-je devenir sans elle ?

Choisi (édité)Où les histoires vivent. Découvrez maintenant