Je ne suis plus humain

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J'ai quarante ans. Je n'ai pas toujours été un Choisi, cela va de soi. Il n'y a d'ailleurs pas si longtemps, je ne connaissais des Vampires que ce que nous en disaient Anne Rice ou d'autres écrivains plus ou moins célèbres : un ramassis de conneries. Mais j'y reviendrai. Parlons de mon humanité, un peu, pour commencer. C'est de là que je suis parti.

J'étais un garçon standard, de taille et de corpulence moyennes, avec un physique passe-partout. Parents divorcés à l'âge de quatorze ans, éducation classique, un boulot sans intérêt, en bref : personne. Noyé dans la masse de mes semblables insipides et si fiers de n'être rien. Chahuté dans le métro parisien des heures durant, matin et soir. Travaillant pour un patron que j'exécrais, mais à qui je devais mon emploi, et par conséquent, le respect. Je cumulais sans vergogne cigarettes, alcool et, occasionnellement, drogue, passant d'une fête branchée à une autre. J'adorais cette existence, pour être honnête. Je rentrais dans le moule, j'avais une poignée d'amis, mes petites copines s'enchaînaient à un rythme honorable. Je gagnais suffisamment ma croute pour m'offrir de bonnes vacances. Comme beaucoup, je faisais, de temps à autre, un petit coup de déprime en me demandant où ma vie de comptable merdique allait bien pouvoir me mener. Jusqu'au jour où, en sortant d'une soirée chez une amie d'une amie, à moitié ivre, je fus témoin d'un événement qui me dessaoula en une seconde.

C'était tard le soir ou tôt le matin, comme bon vous semblera, quelque part entre le dix et le onze juin 2006, après cette fameuse fiesta lourdement chargée en vin rouge. Cette boisson n'était pas de mes préférées, mais l'ambiance nécessitait un état d'ébriété avancée pour être appréciée et le choix n'était pas bien vaste. Le problème du raisin se situait du côté de mon système digestif. Le manque de sommeil aidant, je me vis accroupi au coin d'une ruelle en train de contempler l'essentiel de mon repas sous forme semi-liquide.

Je tentais de me redresser quand le bruit d'une bagarre me parvint. Ivre comme je l'étais, je m'imaginais une dispute entre deux fêtards aussi éméchés que moi. J'allais leur crier dessus lorsque j'aperçus un corps s'effondrer à quelques mètres. Je fus si surpris que je retombai en arrière, les fesses dans le vomi, sans oser bouger. Rétrospectivement, je pense que ce fut une bonne idée. À peine une seconde après la chute de ce corps inanimé, une femme apparut et se jeta à son cou. Pas comme une maîtresse désireuse de son amant, non. Elle avait plus l'air d'un animal féroce que d'un être humain.

C'est à ce moment que je constatai que j'étais redevenu sobre : je sentais mon cœur battre dans ma poitrine avec force. Soudain lucide, je pris conscience des tremblements de mes membres et me contraignis à les réduire autant que possible. Cette créature semblait trop occupée pour faire attention à moi et je n'avais pas du tout l'intention de la déranger. Je ne voyais pas bien ce qu'elle faisait à cet inconnu, cachée dans l'ombre, mais les tressautements dans la jambe du type et le son de succion, étonnamment audible, ne me donnèrent pas envie de m'approcher pour en apprendre davantage.

Les spasmes de la victime cessèrent quelques minutes plus tard. Les bruits horribles que produisait la femme s'éteignirent peu après et elle s'étendit sur le sol humide un temps indéterminé. Je priai un dieu auquel je n'avais jamais cru pour qu'elle ne me remarque pas. Inconsciemment, j'avais couvert ma bouche de mes deux mains et désespérais de retrouver un rythme cardiaque stable. Elle, immobile, expulsait des volutes blanchâtres de ses lèvres avec la régularité d'une horloge atomique. Étrangement, sa poitrine oscillait à peine, à tel point qu'on eût dit une statue de cire. Toutes mes certitudes sur la question vacillèrent, puis s'effondrèrent, pendant le temps qu'il fallut à cette chose pour se remettre de ses émotions : les Vampires n'étaient pas que des créatures de littérature ou de cinéma. Je venais d'assister au repas de l'un d'entre eux.

Enfin, elle se releva sans me prêter attention, attrapa sa victime puis s'éclipsa avec une soudaineté effrayante dans la noirceur de la ruelle. Elle n'avait pas eu l'air de faire d'effort particulier pour fuir. Comme si le cadavre, vidé de son sang, ne pesait plus rien. Malgré sa disparition, je restai encore sur place pendant de longues minutes avant de quitter les lieux, dans la direction opposée. Toutes ces sensations liées à l'alcool m'avaient lâché pour de bon et ce fut d'un pas alerte que je rejoignis ma station de métro, transi de froid et le derrière poisseux, mais vivant en dépit de cette expérience.

De retour à mon appartement, je me barricadai pendant deux jours complets. Mes phases de sommeil furent peuplées de Vampires, de corps désarticulés et de sang, et je crus plus d'une fois perdre la raison. Pourtant, même si je l'ignorais à l'époque, cette rencontre marqua le début d'un bouleversement sans précédent dans ma vie. 

Choisi (édité)Où les histoires vivent. Découvrez maintenant