Chapitre V

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Seth éprouva l'étrange sensation de pénétrer chez un inconnu. Il eut l'impression de violer l'intimité d'un autre en touchant du doigt un univers domestique personnel, que chacun concevait selon son image. Entrer dans son propre appartement, sans se souvenir même d'avoir vécu là pendant des années, éveillait en lui une impression de vide. Un creux se formait dans sa poitrine, dès qu'il songeait à ce qu'il lui manquait. Orphelin de son passé, il n'osa d'abord pas franchir le seuil de son ancien domicile, avant de s'y résoudre malgré tout, poussé par l'appel de la vérité.

Le jeune homme regarda autour de lui, en quête du moindre signe qui pourrait déclencher une réaction dans son esprit. Il glissa ses doigts sur tout ce qu'il pouvait toucher, dans l'espoir de débloquer l'un des ressorts de sa mémoire défaillante, en vain.

Sa vie paraissait confortable. Il logeait au sommet d'un immeuble des beaux-quartiers, dans un studio chic. Une large baie vitrée offrait une vue imprenable sur les gratte-ciels du centre-ville. Un sofa blanc s'étirait autour d'une table basse en verre, qui trônait au milieu du salon. Le comptoir de la cuisine était propre, les couteaux rangés à leur place. En un sens, l'endroit dégageait le parfum d'une existence aseptisée, un peu comme la maison factice de Monsieur Parfait.

Seth frissonna. Avait-il vraiment mené une vie aussi idéale – modèle diraient certains ? L'incarnation du rêve américain, comme une poupée que l'on aurait enfermée derrière une vitrine pour l'exhiber au monde, donner à imaginer sa petite existence étriquée, régie par des ambitions, et l'ériger en modèle. De son vivant, le capitalisme et la société avaient sûrement dû l'adorer. Plus il restait là, moins il regrettait son absence de souvenir ; un regard extérieur lui épargnait la moindre complaisance envers sa personne. A mesure qu'il évoluait en homme neuf, il se constituait apparemment une opinion bien différente de celle que possédait la précédente version de lui-même – la version vivante.

Dans la chambre, un grand lit attendait qu'on le défasse. Déjà une fine pellicule de poussière s'installait. Seth trouva des vêtements dans la penderie – ses vêtements. Il en profita pour se changer, mais ne se sentit pas mieux pour autant. En dépit de cette tentative peu convaincue, son passé ne se manifestait pas ; reprendre son ancienne peau, à travers des tenues qu'il portait avant n'aidaient en rien. Il avait beau essayer, il n'arrivait pas à redevenir Seth Larkin. Mais en marchant sur les traces de sa vie passée, il s'interrogeait ; le désirait-il vraiment ?

Et s'il était mort pour toujours ? Vraiment pour toujours. L'idée traversa l'esprit du jeune homme, comme une lame aiguisée.

Il se posa un instant sur son lit, perturbé, mais moins déçu qu'il voulait l'admettre. Les espérances qu'il plaçait dans la visite de son appartement s'estompaient. Une autre illusion, sans doute, à l'instar de l'endroit dans lequel il se trouvait – l'illusion de la petite vie parfaite, fauchée par la mort. La mort, désormais elle-même illusion d'une libération, d'un passage à autre chose, aux yeux d'un Seth prisonnier, entre passé disparu et avenir incertain.

Il regarda autour de lui. Plusieurs photos décoraient l'étagère d'une bibliothèque. Il se découvrit enfant, petit garçon espiègle, adolescent boutonneux, avec ses parents, ses amis, diplômé à la sortie du lycée, en compagnie de l'équipe de football à l'université, et enfin dans un uniforme de pompier, entouré par ses collègues. Pompier, c'était son métier, il se rappelait l'avoir lu dans son dossier d'autopsie. Et il travaillait aussi avec l'équipe de football de l'université, comme entraineur des étudiants de premier cycle. Des précisions administratives, rien de plus.

Seth croisa son reflet dans le miroir de la penderie. Le même visage que sur les photos. Identique, une copie conforme. Mais l'original ? Sûrement pas.

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