Evolution

Chapitre VI

Derrière son bureau, Sutton regardait d'un œil torve la pluie qui tombait sans fin. Depuis quelques jours, un orage d'ampleur biblique se déchaînait au-dessus de Seattle. La police s'était vue contrainte de fermer le port sur ordre du maire. A l'heure actuelle, certaines avenues inondées demeuraient impraticables. Le monorail ne circulait plus. Par précaution, on confinait la population à domicile dans la mesure du possible, le temps que la météo s'apaise.

Une pluie aussi torrentielle en plein été, c'était du jamais vu dans la région.

Pas de doute, songeait Sutton, le climat se barre vraiment en sucette. Il fait chaud – chaud comme en enfer, ma parole – et d'un coup le déluge du Seigneur nous tombe sur la tête. Après on vient nous dire que c'est un complot des Chinois, cette histoire de réchauffement climatique... Je veux bien moi, mais en attendant de finir noyé, qu'est-ce qu'on s'ennuie !

L'inspecteur passait ses journées à remplir de la paperasse sans intérêt. L'administratif l'agaçait. Pour lui, il s'agissait surtout d'un frein majeur à l'exercice d'une pleine autorité. La procédure ! Il rêvait de sortir de son bureau avec le droit de tirer sur le premier dealer qui tenterait de s'enfuir. Mais là, les affaires internes l'alpagueraient dans la minute : l'usage d'une arme demande une raison valable, dans un pays où l'on trouve des gros calibres en vente libre à côté du rayon mercerie.

Depuis des années, Larry Sutton versait chaque mois une partie de son salaire à la NRA, le lobby américain des armes, dans l'espoir qu'elle parviendrait enfin à faire élire un président autoritaire, maniaque de la gâchette même. Mais à présent, l'inspecteur se trouvait trop vieux pour ses fadaises, ses idéaux politiques fanaient dans un coin de son cœur patriotique ; peu à peu, inconsciemment, il abandonnait le culte des armes aux plus jeunes, les cow-boys fraîchement sortis de l'école. Autant de mâles blancs, plein de testostérones, prêts à répandre la justice – vraiment ? – dans la ville.

Sutton triait des dossiers et ressassait sa jeunesse militante avec une mollesse affligeante, entre une canette de soda et un cheeseburger à-demi dévoré pendant la pause-repas. Le gras des frites se déposait sur les pochettes des dossiers, et alors qu'il essayait de faire disparaître une auréole plus visible que les autres, l'inspecteur aperçut sur l'étiquette un nom qui occupait ses pensées depuis déjà deux semaines. Seth Larkin.

Cette affaire tournait à l'obsession chez Sutton. L'explosion de l'appartement, précisément le jour où il s'y était rendu, n'avait fait que jeter de l'huile sur le feu déjà bouillonnant de ses soupçons. Son imagination s'emballait à tout va dès qu'il repensait à ce cas. Sa dernière théorie en date, complètement farfelue, et dont il riait lui-même : Seth Larkin avait falsifié sa mort, parce qu'il travaillait en réalité pour la CIA.

Dans un poste de police aussi sérieux que celui de Seattle, il y avait bien plus important à résoudre qu'une affaire de cadavre disparu. Cependant, l'inspecteur y revenait souvent, comme une marotte qui le poussait même à accumuler quelques heures supplémentaires – lui qui détestait arriver en retard pour goûter aux délicieux repas de sa femme.

L'histoire de Seth l'intriguait, en partie parce qu'il sentait qu'on le menait en bateau. Plusieurs éléments ne concordaient pas – des détails, mais tout de même... La fiancée et le meilleur ami n'avaient proféré que des mensonges durant leur entrevue, il s'en doutait bien, il n'était pas dupe après autant d'années à interroger des suspects. Ils avaient accompagné Seth à une fête, Sutton l'aurait parié, et ils avaient sûrement pris le chemin du retour en sa compagnie, puisqu'il ne possédait ni véhicule, ni permis, pas plus que de prétendus antécédents de drogues – les sportifs qu'il entraînait le confirmaient aussi, ce garçon était un parangon de vertu.

La même question persistait cependant, lancinante, agaçante même : pourquoi voler le corps ? Empêcher l'autopsie semblait être le motif le plus évident, mais cela n'avançait pas beaucoup l'enquête.