Chapitre XVIII

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Aux premières lueurs du jour, le fourgon s'arrêta devant la grande grille en fer forgé. Plusieurs femmes descendirent du véhicule, après avoir pris soin d'enfiler leurs blouses ou leurs tabliers. Elles jetèrent un œil envieux sur les grandes résidences ensommeillées. Certaines de leurs collègues – leurs amies même, depuis le temps – pénétraient parfois ces temples de la fortune, où les bibelots hors de prix côtoyaient des dames dont les manières égalaient le mépris bienveillant. Parfois, les nettoyeuses repartaient avec un sac à main passé de mode, ou une robe qui ne leur irait jamais ; mais comment refuser un cadeau de Madame ? Car Madame est belle ! Madame est bonne avec les bonnes ! Elles rêvaient toutes de lui cracher à la figure ; mais, en guise de façade, elles souriaient et ciraient les souliers. Passer le plumeau, faire la vaisselle, le lit, agiter ses petites mains sales partout, et ensuite encaisser les remarques sur le travail mal fait, la difficulté de recruter du personnel compétent – parfois pleurer, pour émouvoir le cœur d'or de ces gens étouffés par leurs billets.

Les femmes de ménages observèrent le quartier d'un œil tantôt haineux, tantôt pitoyable ; derrière chaque porte se trouvait une Madame – leur pire cauchemar. Alors elles s'estimaient heureuses que leur patron leur accorde un autre type de contrat. Il les envoyait toutes les semaines servir dans un autre lieu, aussi raffiné, codifié, mais plus sûr – un lieu où Monsieur ne représentait pas un danger, avec son chibre baladeur, dès que Madame feignait de tourner le dos.

Là, les messieurs, grands et forts, portaient des uniformes et des oreillettes. Ils impressionnaient par leur sérieux, ne sortaient jamais sans raison de leur immobilité, et obéissaient au doigt et à l'œil à leurs supérieurs. Des hommes soumis, ces femmes n'y auraient pas cru, elles qui subissaient les outrages et la bile des mâles aux bourses pleines. Mais il fallait avouer que c'était un autre monde, l'ambassade de Russie à Seattle – une enclave culturelle sur un territoire longtemps hostile. Une diplomatie si fragile que le moindre incident menaçait de rompre l'équilibre.

Ce matin-là, l'incident ne fit aucun doute. Les grilles habituellement closes ouvraient en grand sur le parc ; d'ordinaire, deux colosses les gardaient de part et d'autre. Mais là, personne. Une grille sur le sol, l'autre à-demi dégondée. L'une des nettoyeuses s'avança d'un pas prudent, terrifiée à l'idée qu'une horde de militaires lui fonde dessus et l'accuse de violer une frontière. Aucun signe de vie. Aucun garde ne se manifesta, même lorsqu'elle franchit la ligne symbolique qui séparait les deux territoires rivaux.

Une étrange odeur flottait à la lisière du mur en pierre surélevé ; un serpentin de fumée se glissait entre les barbelés qui en emmaillotaient le sommet. Le fond de l'air transportait un parfum d'angoisse – un étrange parfum, sec et chaud. Un parfum qui justifia un hurlement terrorisé. Les femmes de ménage se précipitent toutes d'une seule traite à l'intérieur des jardins, afin de porter secours à leur collègue. En proie à la panique, elle cachait ses yeux avec les paumes de ses mains.

Devant elle, une statue, à genoux sur la terre. Noire comme l'onyx, elle dressait ses bras et étreignait à deux mains un révolver. Le détail saisissait le spectateur : le doigt sur la gâchette, le canon du pistolet qui semblait fondre à l'extrémité, comme pour dire « plus de violence, les armes doivent cesser ». L'engagement se devinait dans l'œuvre. L'horreur sur le visage du malheureux ouvrait des champs d'interprétation multiples ; une bouche béante, noire, au fond de laquelle on distinguait encore un éclat rougeoyant ; des yeux écarquillés, charbonneux, fissurés, qui représentaient un sentiment de vie arrachée sur l'instant ; et ce cratère au milieu duquel se dressait l'homme, dans un geste d'ultime résistance. Autour de lui, sur le sol, de multiples traces formaient des rayons obscurs.

Il fallut un moment avant que les nettoyeuses comprennent. La fumée qui se dégageait par endroits les y aida : certains arbres brûlaient encore, plusieurs troncs portaient les marques de tirs, ou d'impacts incandescents. Et ces statues ! Ces gardes changés en croûtes de charbon, en figures volcaniques, qui dégageaient encore des bouffées ardentes. Incapables de l'expliquer, les femmes de ménage hurlèrent néanmoins à pleine gorge, avant de prendre la fuite. La scène inspirait une horreur qui dépassait de loin la raison ; sans l'expliquer, on savait qu'il s'agissait d'êtres humains, et que quelque chose venait de mettre un terme à leur existence d'une manière absolument atroce.

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