Chapitre XX

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La joue de Seth heurta brutalement le sol. Elle trempa un moment dans une flaque d'eau puante, le temps qu'il revienne à lui. Une force mystérieuse – la même que celle qui l'avait emporté si loin – venait de le régurgiter hors du vide. Sa projection acheva de se matérialiser dans la douleur. La fusion de chaque éclat miroitant lui coûtait un cri muet. Il ouvrit la bouche pour gémir. Peu à peu, son visage prenait forme ; ses traits se dessinaient sur la surface éclatante et translucide qui lui servait de crâne.

Quand il se ressembla enfin, il se redressa. Ses paumes ressentaient les aspérités du béton, malgré la semi-obscurité. Autour de lui, le bruit humide de l'eau qui courait sur les murs, un grésillement lointain – des tubes néons sans doute – et cette odeur de renfermé souterrain. La mémoire de Seth s'entredéchirait dans un combat entre le conscient et l'inconscient – la réalité du corps, et cet irrépressible appel qu'il ressentait depuis un moment. Le cri ! Mais aucun cri ne rompait le silence pesant. Aucun éclat rouge ne tentait plus de s'emparer de lui – enfin presque.

A la faveur d'un rai de lumière – le seul de la pièce, qui se glissait clandestinement entre le sol et la porte – le jeune homme distingua soudain un reflet. Il esquissa un mouvement dans sa direction. Un bruit clinquant frotta le sol. A mesure que ses yeux s'adaptaient à l'environnement sombre, Seth distingua plus clairement une masse informe, non loin. Etalé sur le sol, rattaché au mur par de lourdes entraves, ce corps remuait péniblement.

L'immortel s'en approcha en douceur. Il cherchait à détecter une respiration, le moindre signe de vie, un simple spasme ou un infime tressautement. Il se sentait soudain nimbé par cette force qui l'avait attiré là ; elle le tenait par les entrailles et le forçait à venir auprès de la prisonnière – car sans même parler, ni la distinguer clairement, Seth devinait qu'il s'agissait d'une femme, son instinct le lui hurlait. Il posa sa main sur l'une des chaines qui la liait au mur ; chaque maillon se révélait aussi épais que son poing, et en dépit de toute la force que pouvait générer sa projection astrale, le jeune homme se serait vu bien en peine d'arracher de tels fers. Mais quel genre de créature représente un danger si grand qu'on l'entrave à ce point ? se demanda-t-il.

Il tendit une main prudente et la referma autour d'un vieux tissu – une chemise rendue incolore par les années, réduite en lambeaux à force d'une trop longue détention. Le jeune homme tira sur une épaule et, dans l'ombre, deux prunelles noisette le fixèrent tout à coup. Il sursauta ; il s'attendait à découvrir des paupières closes, étant donné le peu de réaction de cette femme. Mais elle braquait sur lui un regard vitreux, inexpressif. Mort. Seth se pencha pour déceler un pouls, ou un souffle.

Les lèvres blanches remuaient si doucement qu'elles s'apparentaient à deux feuilles sèches qu'un vent d'automne aurait fait frémir, juste avant de les décrocher de l'arbre. Il fallut un moment avant que Seth ne parvienne à déchiffrer une forme de langage dans ces souffles faibles et entrecoupés. Deux mots, répétés comme une litanie angoissante, agonisante et désespérée : « aide-moi ! »

Il redressa de son mieux la silhouette filiforme, en prenant soin de ne pas l'endommager, car il pressentait que le moindre mouvement pourrait briser ce fragile amas de cristal. Il repoussa les longs cheveux orange et filasses. En découvrant les joues creuses et les traits émaciés, l'esprit de Seth rompit les digues. Il se souvint de ce cauchemar, après l'incident du campus de Chicago, alors que le Cardinal Claudius le maintenait dans un coma artificiel pour mieux le transporter jusqu'au complexe divin.

Le corps usé remuait péniblement. Les iris, rendus fragiles par les ténèbres environnantes, se dilataient afin de mieux distinguer le nouveau venu – étrangement peu hostile. Conscient qu'il tenait une morte entre ses bras, Seth glissa une main sous le tissu sale, en s'excusant pour ce geste inapproprié : il rechercha des traces de l'opération barbare à laquelle il avait assisté, en vain. Ni cicatrice, ni même la plus petite trace d'une ouverture. Le cœur battait à sa place. Quoique qu'ait fait ce professeur Yaggo, il n'en demeurait aucune trace. Seth crut d'abord à un rêve – un cauchemar né des horreurs qu'il contenait tant bien que mal dans son esprit, une sorte de rémanence traumatique. Puis il sentit l'humidité poisseuse du vêtement sous ses doigts, et devina la présence du sang, même sans en discerner la rougeur répugnante.

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