Chapitre IX

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Les nuages s'éloignèrent. Ils franchirent la chaîne de montagne, autour de la ville, et disparurent derrière l'horizon. Les forêts de pins retrouvèrent le pépiement des oiseaux, tandis que Seattle s'éveillait à l'aube d'un nouveau jour. Il flottait dans l'air l'indescriptible odeur de la terre après la pluie – un parfum humide d'humus, fragrance naturelle qui fut bientôt recouverte par la nauséabonde odeur des gaz d'échappement, quand les voitures regagnèrent les grands boulevards, afin de conduire les petites abeilles travailleuses dans les grandes ruches où elles cultivaient un miel sans saveur, mais ô combien précieux.

L'heure de la reprise sonnait également pour Sutton. Il se traîna donc jusqu'au commissariat. Pour une fois, il rechignait à prendre son poste ; inspecteur déchu, il s'imaginait déjà l'enfer qu'il allait vivre. Sa tortionnaire l'attendait déjà de pied ferme, assise derrière son bureau, avec son chignon strict, alors qu'il n'avait même pas encore bu son café du matin. La fin de l'interminable averse signifiait en effet la reprise des enquêtes, et donc le retour en force de Virginia Cromwell.

Le policier ruminait à voix basse devant le distributeur. Un agent des affaires internes ne se déplaçait jamais par hasard, or il n'existait qu'une seule raison plausible à la présence de celle-ci. Sarah, l'ancienne coéquipière de Sutton, touchée par une balle perdue au cours d'une intervention contre des trafiquants, dans une banlieue malfamée. La mort de sa partenaire de toujours avait plongé Lawrence Sutton dans une longue dépression ; il avait manqué d'y perdre son mariage, sa carrière, sa santé mentale même. Il ne s'écoulait pas une journée sans qu'il ne repense à la scène, en se demandant si oui ou non il était responsable de l'accident. L'enquête ne permettait pas de le déterminer précisément, et les recherches qu'il avait menées en parallèle lui avaient valu les foudres de sa hiérarchie, à tous les niveaux.

Désormais en paix relative avec ce moment sombre de son existence, le policier refusait de craquer devant une donzelle arriviste ; il ne mettrait pas en danger sa retraite, ainsi que sa réputation, pour permettre à une carriériste de forger ses galons sur son cadavre.

Sutton prit la résolution d'être irréprochable en sa compagnie. Il déchanta en moins d'une heure. Après des salutations empreintes d'une politesse méfiante, ils se terrèrent dans un silence morne. L'agent Cromwell passait en revue le dossier qu'on lui avait remis. Un cas banal, qu'elle a demandé ! On lui sert un vol de cadavre, elle devrait être contente, cette mégère ! pesta in petto l'ancien inspecteur. Alors pourquoi est-ce qu'elle tire une tronche de ministre un jour de remaniement ?

Après plus d'une demi-heure à feuilleter la dernière page du dossier, Virginia Cromwell daigna enfin lever les yeux en direction de son collègue. Dans cette posture condescendante, avec un chemisier boutonné près du corps et un pantalon strict, elle ressemblait à l'un de ces mannequins suédois sur lesquels le jeune Larry se paluchait, durant son adolescence. Que de souvenirs entre les pages collantes des catalogues de lingerie de feu sa mère ! Le regard clair transperça le policier, désormais plus bedonnant que viril. Il détourna les yeux. La représentante des affaires internes se redressa et, tout en rajustant une boucle blonde qui sortait de l'impeccable alignement de ses cheveux, elle demanda :

– Rassurez-moi, agent Sutton, vous ne gagnez tout de même pas votre salaire de petit fonctionnaire en restant assis là, à regarder les mouches voler ?

L'interpellé s'empourpra en étouffant un coup de colère. Mais quel culot ! Il attendait ses consignes, et elle... Avant qu'il ne puisse rétorquer quoi que ce soit, l'agent Cromwell lui jeta le dossier dans les mains, s'empara des clefs de voiture, suspendues à un crochet, et se dirigea vers l'ascenseur. Alors qu'elle s'apprêtait à sortir, elle lui lança :

– Eh bien, agent Sutton, votre enquête ne va pas se résoudre d'elle-même. Un vol de cadavre, c'est bien en-dessous de votre niveau, si j'en crois vos états de services. Ce devrait être un jeu d'enfant, et pourtant vous n'avez toujours pas réglé cette affaire. Vous êtes donc soit un paresseux, soit un fainéant, soit un incompétent qui cache habilement son incapacité à la tâche. Dans les trois cas, je n'ai qu'un conseil : bougez-vous, ou je vous mets à la porte – et même votre grand ami le commissaire Truman ne parviendra pas à sauver vos fesses, cette fois.

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