Chapitre 45

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Chrislène fredonnait une vieille berceuse que nous chantait notre mère. Elle avait le don de nous calmer et de nous endormir. Aujourd'hui, elle avait perdu cette faculté. Vide. Neutre. Elle ne me procurait aucun frisson. Aucune émotion. Même pas une petite pointe d'agacement, ce qui aurait pu. Alors, je n'arrêtai pas ma sœur, les jambes étendues et le visage en arrière pour profiter des rayons du soleil sur le banc. Elle comblait notre mutisme, pas le bruit du vent fouettant les feuilles d'arbres.

Je tripotai un fil de mon pansement dans la poche de mon gilet. Je crevais de chaud dedans, mais l'enlever me demanderait trop d'effort inutile et me rappellerait que mes côtes n'étaient pas encore rafistolées.

— Ils reviennent, révéla ma sœur

Je ne relevai pas la tête vers l'entrée de la forêt. Yuna me toiserait avec son éternel regard, aussi noir que les plumes d'un corbeau. J'ignorais pourquoi elle me gratifiait d'une si belle œillade. À vrai dire, je n'en avais rien à foutre. Je ne cherchais pas à comprendre. Ce qui m'énervait c'était que toute animosité disparaissait de son visage quand Chrislène se ramenait. Hanji, elle, me couvrirait d'une tendresse limite maternelle que je ne voulais pas affronter. J'y lirais de l'inquiétude, de la détresse et elle me demanderait pour la énième fois comment j'allais. Je lui offrirais la même réponse que ces deux dernières semaines : « Je vais bien ». Je ne mentais pas. J'allais bien. Je guérissais. Physiquement. Quant à mon frère, je n'en savais rien. Et je n'avais aucune envie de connaître le regard qu'il me portait. Je le sentais seulement. Intense. Alors, je gardais la tête baissée, trop lâche pour faire face à mon jugement ou trop terrifiée de ma réaction au moment où je croiserais ses prunelles. Je préférais me réfugier dans d'autres, tout aussi sombre. Mais tout aussi protectrice.

Ainsi, lorsque j'entendis leurs pas écraser les grains de sable, je m'aidai de mes mains pour quitter le banc, et effectuai des pas lents, fragiles en direction de Shô. Celui-ci accéléra ses enjambées afin de réduire mes efforts.

— La cérémonie est terminée. Je te ramène à l'hôtel ? me demanda-t-il tout bas.

J'opinai du chef et sans un mot, sans une attention pour les autres, je leur tournai le dos. Si mon frère avait eu assez de couilles, il m'aurait interpellée, même avec la certitude de se faire rejeter. Mais je ne valais pas à ce point pour qu'il gaspille sa salive en prononçant mon prénom. J'enfonçai mes ongles dans mon pansement et marchai jusqu'à la voiture. À l'intérieur, Shô démarra, effectua une marche arrière, et nous entraîna sur la grande route après quelques kilomètres de campagne. Loin du cimetière.

— Tu devrais l'écouter, balança Shô, interrompant notre long silence.

Je regardai le paysage défiler. Non. Je ne regardai rien. Rien. Même fixer un point et le garder me semblaient au-delà de mes forces. Je préférais me perdre dans le brouillard, dans le flou, et me laissai engloutir.

— Je ne te demande pas de lui parler, mais juste de lui laisser une chance de s'exprimer. Tu lui prêtes une oreille. Qu'importe si ce qu'il dira passe dans l'autre et tombe aux oubliettes. Je veux juste que tu l'écoutes. Tu l'approches, il cause, et tu te barres. Rien de plus.

Je retirai mes chaussures dans ma chambre d'hôtel et me déshabillai, qu'importe de me montrer quasi nue devant Shô. Il en avait pris l'habitude. J'enfilai un long tee-shirt en levant le moins possible les bras, m'assis sur le lit, et le matelas ne tarda pas à se ployer à nouveau sous le poids du yakuza. Il posa un rouleau de bandage à côté de nous et tira mes poignets sur ses cuisses.

— Putain, je les ai changés ce matin, grogna-t-il contre moi en découvrant l'état de mes pansements.

Je m'acharnais un peu trop sur eux, je l'admettais. Je grattais le tissu, mes coupures me démangeaient et je n'arrivais pas à me soulager de cette irritation. Alors, j'enfonçais plus profondément mes ongles pour calmer le mal, quitte à détériorer le beau bandage de mon garde du corps et de subir ses jérémiades tous les soirs.

Désillusions // Eren X Reader X LivaïOù les histoires vivent. Découvrez maintenant