Chapitre 19

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Je fermai les yeux - si je ne cessais pas de le dévisager, il allait se douter de quelque-chose - et sentis mes joues me brûler.

- Ça va, me bornai-je à répondre. Je suis allée voir Dreamer.

Évidemment, je m'abstins de préciser que je l'avais sorti de son box, sans licol ni aucun moyen de le rattraper s'il s'enfuyait. Je fis bien, car quelques secondes plus tard, la voix de Gabriel s'éleva :

- On risque de se faire prendre à cause de toi, gronda-t-il. Je te signale que je n'étais même pas d'accord pour t'aider.

- Et bien va t'en alors ! répliquai-je avec virulence.

Je n'aurais sûrement pas dû être aussi agressive alors qu'il m'avait aidée -bien qu'il n'ait finalement pas fait grand-chose- , mais je ne supportais pas qu'on me fasse la gueule sans raison. Et à ma connaissance, je n'avais jamais rien fait pour le vexer.

Une pointe de culpabilité m'enserra le ventre lorsqu'il tourna les talons sans un mot.

Alex se racla la gorge.

- Désolé, je ne sais pas ce qui lui prend...

- C'est pas ta faute, assurai-je. Mais c'est bizarre, il était plutôt sympa avec moi au début...

- Mouais... Enfin bref, tu as vu ta mère pendant ton petit tour ?

- Non, je pense qu'elle est rentrée. D'ailleurs, je pense rentrer bientôt aussi, soupirai-je.

- Ça vaudrait mieux. Au fait, pourquoi tu as fugué à la base ?

Effectivement, c'était une bonne question. Je voulais voir Dreamer, mais si j'avais demandé, ma mère m'aurait probablement emmenée au centre -une fois mes cours terminés, bien entendu.

- Je crois que j'en ai marre de l'ambiance pesante chez moi, lâchai-je alors. Marre que mon père soupire à chaque évocation de mes états d'âme, marre que ma mère prenne des pincettes à chaque fois qu'elle m'adresse la parole. Et puis... je ne sais même plus, en fait. Marre d'être aveugle, probablement.

Il me répondit par un silence, signe que je pris comme une invitation à continuer.

- Je sais que c'est bête, je ne peux pas échapper à ma cécité en fuyant, mais ici, on me traite quasiment comme une personne normale. Et je me sens bien avec les chevaux.
Eux, ils se fichent que tu sois en surpoids, que tu aies des dents de travers, une maladie ou un handicap. Ils ne font pas de différence. Ils te prennent, tel que tu es, et ils t'offrent un autre monde, un monde de tolérance, de bonheur et de générosité. Un monde où celui qui ne pouvait plus courir redécouvre la vitesse et l'adrénaline. Où celui qui est harcelé trouve un refuge, un soutien. Un monde où chacun a sa place. Un monde de liberté.

Je repris mon souffle. Jamais je n'avais parlé aussi ouvertement à quelqu'un, ni prononcé une aussi longue tirade d'un coup. Soudain, mon armure si soigneusement érigée tombait en poussière, me laissant entièrement démunie face au monde. Vulnérable.

Je me mis à trembler. Sans mon armure, j'étais à la merci de ses mots, quels qu'ils soient. En cas de moqueries de sa part, en cet instant, je m'effondrerais à coup sûr.
J'étais tellement en détresse que je ne remarquai pas mes yeux s'ouvrir et se planter dans les siens, tels deux flèches parfaitement ajustées. Je scrutai son regard compréhensif comme si mes yeux y étaient aimantés.

Lui, en revanche, le remarqua. Il capta mon regard et fronça les sourcils, puis ses yeux s'écarquillèrent. Le temps que mon cerveau comprenne sa réaction, il était trop tard. Ses lèvres formèrent une phrase que, sous le choc, je mis une seconde à comprendre :

- Miru, tu... tu peux voir ?!

Donne Moi Tes YeuxOù les histoires vivent. Découvrez maintenant