Chapitre 30

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Nous fîmes tout le chemin main dans la main, et arrivâmes au lycée un peu plus tard que d'habitude. Lorsque je dus lâcher sa paume, le froid revint aussitôt, mordant, comme une bête qui attend patiemment son heure pour frapper. Avec les températures actuelles en été, je me réchaufferais bien assez vite. Pourtant je n'avais qu'une envie, reprendre sa main et ne plus jamais la lâcher. Je serrai les poings pour m'en empêcher et me râclai la gorge :

- Bon... A tout à l'heure ? hasardai-je, gênée, les yeux baissés.

- Oui...

Comme Alex ne partait toujours pas, je levai les yeux, étonnée. Il accrocha aussitôt mon regard, cherchant je ne sais quoi à l'intérieur pendant de longues secondes. Finalement, il sourit puis se détourna pour aller rejoindre ses amis.

La gorge serrée, je l'observai un instant discuter avec eux, puis rebroussai chemin lentement. Ma morosité se changea néanmoins en bonheur aussitôt que je perçut le bruit de course derrière moi. Alex revenait, un sourire en coin plaqué sur son visage.

- Apparemment, aucun de mes potes ne m'a vu aujourd'hui, dit-il malicieusement. Je dois être malade.

- Ca doit être ça ouais ! rigolai-je. Sécher, c'est mal, sale gosse !

- Tu préfères que j'y retourne ? me demanda-t-il innocemment.

- Bah, maintenant que tu es là... soupirai-je avec une nonchalance étudiée qui ne trompa personne.

Puis, avec une audace que je ne pensais pas posséder, je lui pris la main à mon tour. La chaleur me monta aux joues, mais la façon dont ses yeux s'éclairèrent en valait la peine. Nous partîmes ainsi dans la direction opposée au lycée, gloussant comme des gosses, nous cachant dans un buisson dès qu'on croisait un de ses profs. Une fois en dehors de la zone "à risque", nous nous posâmes sur un banc, dans un petit parc à côté, dos contre dos.

- Tes parents ne seront pas fâchés ? m'inquiétai-je soudain.

- Quoi, que j'aie séché ? Tu rigoles ?! Ils se soucient de ma scolarité comme de l'an quarante !

Malgré son ton joyeux, je perçus une pointe d'amertume dans ses paroles.

- Je suppose que tes potes te disent que tu as de la chance quand tu leur balance ça, non ? murmurai-je en me tournant vers lui.

Il pivota à son tour dans ma direction, surpris. Je continuai :

- Alors que toi, tu avais justement besoin que quelqu'un te pousse en avant, je me trompe ?

Un long silence suivit. J'attendis avec un sourire compatissant, pour qu'il sache qu'il avait la possibilité de s'ouvrir à moi.

- C'est juste... finit-il par se lancer, c'est juste que parfois, c'est dur, toute la pression qu'on nous met sur les épaules, au lycée, avec tout ce qui nous attend plus tard. Et quand tu rentre chez toi en te rendant compte que pour tes parents ça n'a aucune importance, c'est tellement plus dur encore de bosser, en sachant qu'ils ne te féliciteront même pas pour t'être donné la peine d'essayer. On t'explique toute la journée que ce monde est injuste, qu'on s'y fera bouffer si on n'est pas les meilleurs... Mais la réalité c'est qu'on pourra pas tous l'être.

Alex me serra la main avec force, et je la pressai à mon tour. Je n'avais que rarement vu ses parents. Ils étaient toujours là en coup de vent. Nous n'avions jamais parlé de sa relation avec eux, car ils avaient toujours eu l'air d'être détendus et nous laissaient tranquilles.

- Ils n'étaient pas vraiment faits pour être parents, en fait... lâcha-t-il. Trop égoïstes... Je présume que le rôle les a lassés au bout de quelques années.

Il rit jaune.  En parlant d'égoïsme, je me rendis soudain compte du mien pour avoir passé tellement de temps en sa compagnie sans avoir jamais rien décelé. Alex, comme moi, avait le coeur orné de cicatrices invisibles, différentes des miennes mais provoquant une douleur semblable. Des blessures que chacun cachait comme il pouvait, moi sous une armure agressive et lui sous une couverture de gaieté. Au final, tout le monde essayait de camoufler ses problèmes, car ils constituaient des points faibles où l'on pouvait nous atteindre. Je pris conscience du courage qu'il lui avait fallu pour m'avouer cela. Voyant une larme perler au coin de son oeil, je cessai d'hésiter et l'entourai de mes bras.

- Je suis désolée, Alex, chuchotai-je. Vraiment désolée.

Pour toute réponse, il me serra un peu plus fort.

Nous restâmes ainsi longtemps, et lorsque nous relâchâmes notre étreinte, une nouvelle atmosphère sereine s'était installée. Une atmosphère apaisée, remplie de confiance mutuelle. Après quelques instants de silence, Alex se leva et me sourit.

- Viens, m'intima-t-il. J'ai quelque chose à te montrer.

Donne Moi Tes YeuxOù les histoires vivent. Découvrez maintenant