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#include <La chambre noire, sans l'ombre d'une lumière. ENKI BILAL>

TIME / Hiver 2050 / "Présent" -2 jours /

// L'été disparaît dans la brise froide. La ville est laide. Il fait moite. Moite et gras. Dégouté par ce sol bitumé, j'ose à peine y poser les pieds. C'est sale. Crouteux. Gluant. Et il y a tant de chaussures. Tant de chaussures qui entourent tant de pieds au bout de tant de jambes. Ils ne sont que des jambes avec une silhouette humanoïde. Le dos vouté, le cou tordu, les mains verrouillées à l'anse de leur sac. Leur regard inexistant. Quand l'Homme est-il devenu la machine de sa propre industrie ?

/ Insignifiant. Je me sens exclu du monde. Exclu de moi-même. Je me sens GRIS. GRIS d'absence de couleur. Esprit dissocié de mon âme. J'ai l'impression de serrer les dents et d'avancer en me disant « ça va passer ». Comme un petit garçon qui ferme très fort les yeux pour faire s'évanouir le monstre. Je pense à l'araignée sous le sommier, je me demande si elle a survécu.

/ Envie de rien. Surtout pas d'être ici. Juste d'être seul un moment, d'être tranquille. Souffler. J'ai envie de disparaître quelque temps de la réalité. Juste pour me reposer.

/ J'aimerais partir. Dans un autre pays. Dans une autre ville. Ailleurs. Juste pour me retrouver.

/ Aujourd'hui, je devais travailler. Je n'ai pas été. Pourquoi ? Je n'ai pas pu. Pas pu affronter encore ces gestes répétitifs, cette absence de considération, cette inutilité. Je suis resté figé sur mon matelas, à fixer le plafond, comme s'il allait m'offrir l'antidote au gouffre qui se creuse en moi. Puis je suis descendu, j'ai erré dans la rue. Et j'erre encore. L'ennui me rend mou, en attente. J'attends que ça passe. Ça passera.

/ À ma droite, les magasins s'alignent. C'est laid. Façades délabrées de bas quartier. L'inflation fait fleurir les fissures. Toutes, sauf une. La vitrine d'Ikido resplendit de mignonnerie. Trop de couleurs. Trop de lueurs. Deux Iki-2050, leurs derniers modèles de droïdes, se pavanent derrière le Plexiglas.

/ Avant ça, il y en a eu d'autres. Des robots moins perfectionnés. K-Sandra, M. I., D-Bora... Leur physique, toujours féminin, juvénile et précieux, est censé convaincre le grand public de l'inoffensivité de ces compagnons métalliques. Judicieux. Qui achèterai Schwarzenegger pour tenir compagnie à sa fillette ?

/ La marque a beau se donner l'image de l'innocence incarnée, elle subit les huées des Anti-Technologistes, et même des moins radicaux. Il doit rester, dans la population, les miettes des avertissements de nos ancêtres. Metropolis, Blade Runner, Ex-Machina, Be right back...

/ Toutes ces mises en garde : dans le vent.

/ La plupart salue Ikido si bas que leur sourire hypocrite racle leurs pieds. Les plus aisées s'offrent des Iki-2050 qui les accueilleront chaleureusement lorsqu'ils rentreront du travail. Les plus modestes se contentent d'en rêver. Les vicelards fantasment. Les geeks tombent amoureux. Moi, je saigne chaque fois qu'un nouveau modèle voit le jour. Chaque fois que la machine avance, c'est l'humain qui recule.

/ J'ai envie de poursuivre cette réflexion avant de rejoindre l'Atelier. Continuer ma route, ce serait passer à une autre vitrine, une autre pensée. Et puis, je n'ai pas vraiment de route à continuer...

/ J'entre dans le temple bonbon. Ça sent le parfum. La fleur. Les portes automatiques m'accueillent avec un petit rire cristallin : « Bienvenu Bilal ! Je suis la voix d'Ikido ! Je serais votre assistante. N'hésitez pas à me poser des questions, je répondrai toujours avec plaisir ! » Leur lecteur d'empreinte numérique m'a scanné, récupérant les données personnelles de mon Appareil. Nom, âge, goûts, passions, passe-temps, centre d'intérêt, histoire, origines... Ils savent tout de moi, plus que je n'en sais sûrement.

Les Anges ne vont pas en EnferOù les histoires vivent. Découvrez maintenant