====chap7.0===

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#include <Le "monde vrai" serait le bon — pourquoi ? FRIEDRICH NIETZSCHE>

TIME / Hiver 2052 / "Présent" +746 jours /

// Je m'affale sur la table, la joue collée à mon écharpe, le visage tourné vers le Soleil. Je suis bien 76 rue de la Gibauderie, l'adresse du Centre de Réparation des Droïdes Défaillants. Natsumi est bien ici. On m'a demandé d'attendre. Qu'on va me l'apporter.

/ Me l'apporter.

/ Quel espoir cette éventualité m'inspire-t-elle ? Quel désespoir ? La pensée qui m'a maintenu saint d'esprit entre les murs de béton ne me sauvera plus. Voilà, la quête est finie. L'objectif est atteint. Je vais revoir Natsumi. Et après ? J'ai quitté la prison, pourtant je ne suis pas plus libre. Si. Plus libre de briser les projets qui me gardent en vie.

/ Je vais revoir Natsumi. Et après ?

/ Un bruit de pas sur des graviers entre par la fenêtre ouverte. J'attends. La laine pique ma joue. Le silence brouille mon tympan gauche. Lentement, mon corps s'affranchit des mouvements. Les mouvements volontaires s'échouent dans mon absence de volonté. Les mouvements réflexes profitent de l'absence de stimuli pour s'éclipser. Les mouvements parasites, je les extermine un a un avec une impression jouissive de plein contrôle, comme on écrase une puce entre ses ongles. En silence, immobile, j'attends. Je me rends compte à quel point le sommeil nous soulage de l'attente.

/ Je ne ferme pas les yeux. Fermer les yeux, ce serait activer un autre mouvement, celui de mon esprit. La fixation de mes pupilles sur le rebord BLANC de la fenêtre dont la peinture s'écaille, il n'y a que ça pour me maintenir dans l'absence. Si je portais des sarouals, je me serai assis d'une belle manière, j'aurais appelé cet état méditation, et je l'aurais revendiqué avec un plaisir lumineux, sincère et légèrement sectaire. Mais je ne suis pas un bon samaritain, et qu'importe le nom que les humains peuvent inventer pour ce point 0 de vitalité, il ne restera qu'absence.

/ Absence, pour échapper à la présence. Attente. Le jeu n'est pas drôle, mais il a ses règles, et son but est de tuer l'ennui. Quand l'attente pure se teinte de rien plutôt que d'ennui, alors le jeu est gagné. Mais il faut une volonté inouïe pour se défaire de la volonté.

/ Le mouvement en moi disparait. La crainte de ne plus avoir d'objectif aussi. Je ne pense plus à ce qui adviendra après. Je ne pense plus à Natsumi. Je ne pense plus.

/ Il n'y a que la course du Soleil pour rythmer le temps qui s'égraine. Il déverse son pot de peinture pâle sur la table en faux bois. J'hésite à le toucher. Puis je me ravise. La volonté engluée par l'immobilité. La chaleur des rayons m'immole.

/ Non.

/ Me réchauffe. Me tempère. M'apaise.

/ Ma conscience s'allonge vers l'astre lumineux. L'ancre de mon corps s'estompe. Je suis Soleil.

/ Puis la porte coupe-feu tourne dans un affreux grincement. Je l'entends meugler et mes tympans s'agitent. Je sursaute, ma tête se dresse et se retourne. Mes épaules se crispent, mon dos se raidit. Mes sens soudain s'exacerbent. Mes poumons se gonflent douloureusement comme si je sortais d'apnée. Peut-être que je sors d'apnée. Mes yeux s'embuent et mes phalanges s'entrechoquent nerveusement. J'ai la gorge serrée, l'estomac lourd, l'envie de me lever, l'envie de marcher, l'envie de courir vers elle.

/ Sur la sorte de fauteuil roulant que la sorte d'infirmière pousse, Natsumi est assise. Posée plus qu'assise. Son corps est sans tonus, affalé sur sa gauche. Son visage sans expression soutenu par son épaule lui donne un cou difforme. On lui a ôté ses cheveux synthétiques, sans doute pour mieux accéder à ses composants. Elle est nue, scalpée par endroits, laissant deviner les câbles et les circuits entourés de plastique.

— Voilà Monsieur Noh, c'est bien le droïde que vous vouliez ?

/ Le mecha désarticulé ne ressemble plus en rien à Natsumi.

/ Voilà, je l'ai revue. J'ai vu sa dépouille drainée de la vitalité qui m'avait charmée. Voilà, je la vois, et après ?

/ Soleil dans ma nuque, comme la main rassurante d'une mère. Je me plais à croire que c'est elle. « Continue », elle me murmure.

/ Je suis entré ici sous un prétexte bidon, me faisant passer pour un écrivain en quête de réalisme pour son prochain bouquin sur le soulèvement des machines. C'est à la mode, parait-il. On en trouve de tous les genres, des fictions avec des mechas. Souvent des films de guerre, parfois d'espionnage, des longs romans sur leur prétendue montée au pouvoir, des lettres ouvertes qui crient à la fin de l'humanité, des films muets étonnamment en recrudescence, et des pornos, beaucoup de pornos.

/ L'Homme est aveugle.

/ L'Homme a peur de ce qui est différent.

/ Et je suis un homme.

/ Aveugle et xénophobe.

/ Mais quand je la regarde, il n'y a plus rien.

— Oui, bien sûr que c'est elle...

/ Plus rien.

/ Plus rien que le Soleil dans ses yeux BLEUS.

/ Rien que la chaleur de son regard.

/ Un ange aux ailes coupées.

/ Un ange de plastique.

/ Alors le temps se fige. L'attente est morte. L'ennui n'existe plus. Le présent grandi, grossi, enfle jusqu'à ne plus pouvoir entrer dans la petite salle d'attente.

/ Alors ses lèvres se défigent. Elle n'est pas morte. Ses yeux BLEUS n'ont jamais autant existé. Son sourire s'agrandit, s'étire, se libère jusqu'à ne plus pouvoir entrer dans la petite salle d'attente.

/ Je me lève, je marche, je cours vers elle.

/ J'ouvre la bouche, puis la referme. Ses yeux sont BLEUS et le présent est JAUNE. Il n'y a rien à dire. Rien à faire. Juste à se regarder. Juste à se voir. Juste à tout se dire et à tout faire. En un regard.

— Bon, y'a plus grand-chose à tirer de modèle-là, marmonne la femme en poussant le fauteuil dans le couloir, c'est un prototype raté que son proprio veut qu'on remette dans son état d'achat. Si ça vous suffit, je vais l'entreposer dans une des salles de cette aile. Comme ça vous pourrez y aller sans solliciter le personnel à chaque fois.

/ Le robot est cassé. Je le mets dans ce coin-là, comme ça vous nous ferez pas chier, dit-elle en réalité.

/ Je ramasse mon écharpe. La laine est douce. Je dis au revoir au Soleil.

/ Je souris. 

Les Anges ne vont pas en EnferOù les histoires vivent. Découvrez maintenant