===chap11.0===

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#include <Les Hommes n'ont plus le temps de rien connaitre. Ils achètent des choses toutes faites chez le marchands. Mais comme il n'existe point de marchands d'amis, les Hommes n'ont plus d'amis ANTOINE DE SAINT-EXUPÉRY>

TIME / Hiver 2052 / "Présent" +756 jours/

Bilal ?

— Oui.

J'aimerais bien te voir avec de la couleur.

/ Elle sourit.

/ Je tire sur mes manches et regarde mon corps. Un sweat NOIR informe cache mes bras maigres. Maigres de lassitude. Maigres d'infortune. Mais je ne peux voir que ce qui est visible. Je ne peux voir que mon corps. À l'intérieur, est-ce aussi maigre ?

Je suis sûre que ça te fera du bien.

/ Ses petits doigts lents plient soigneusement le papier argenté que je lui ai apporté. Rien de magnifique. Juste une étiquette de camembert qui n'a pas été imprimée. Je m'occupe de ça, moi, à l'usine. Vérifier que les étiquettes sont bien imprimées. Sinon, je dois enlever la boîte avec le papier. Les boîtes en bouleau sont compressées, puis remises dans la machine à faire des boîtes à camemberts. Mais les papiers sont jetés. Mais les papiers sont jolis. Alors je les ramène à Natsumi. Elle en fait des origamis. Elle les fait passer entre son œil BLEU et le monde. La transparence métallique est particulière.

— Je ferai ça...

/ Du bout des ongles, elle lance son papillon en papier. Il plane jusqu'à la fenêtre ouverte, se cogne contre le mur et tombe par terre.

Il ne volera jamais en dehors de cette pièce.

/ Je le ramasse. Délicatement, comme s'il n'y avait pas plus fragile trésor. Puis je tire mon stylo de ma poche, le débouche, coince le capuchon dans l'angle de mes lèvres, ça me donne envie de fumer, je trace quelques mots sous l'aile droite.

/ « Trop peu d'un firmament pour des millions d'astres », j'écris.

— « Il leur fallait tes yeux », je complète à voix haute.

/ Puis je passe ma main par la fenêtre et souffle sur les ailes argentées. Le papillon s'envole au dehors, avec lui une poussière d'un poème qu'Aragon offrit aux yeux d'Elsa.

— Je dois y aller, on se revoit demain.

/ Je sors. Traverse le couloir en baissant les yeux. Pense à tous ces gens qui rêvent de vivre. Descends les escaliers. Arrive en bas, traverse le hall dominé par une sculpture laide. Je sors. Quelque chose craque sous ma chaussure, c'est le papillon tout écrabouillé. Je le défroisse, le mets dans ma poche, traverse le parking, traverse la rue et attends le bus. Je pense à Natsumi. Le bus arrive, je monte, il y a grand monde. Je me tasse avec les autres.

/ Un enfant mange un Kinder de ses mains gauches. Il fait tomber la surprise en plastique ROSE entre les pieds des gens qui s'en foutent. Ils l'écrasent, l'enfant pleure. Il est petit, ses yeux sont presque aussi grands que ceux des droïdes. Ses larmes sont vaines et sa surprise est détruite.

/ Je sors le papillon froissé. Ma main tremble un peu quand je le lui tends. L'enfant sourit, l'attrape, l'examine attentivement de son œil eidétique. Il le porte très près de son nez, très près de ses cils, comme si aucun détail ne pouvait lui échapper. Il découvre le message, le lis, il ne comprend pas, ses sourcils se froncent. Puis c'est moi qu'il regarde.

— Le paysage dans les yeux de ceux qu'on aime est infini, j'explique en lui offrant à mon tour un sourire.

/ Sa mère me toise. Bras croisés, c'est une mégère en trench-coat. Elle lui secoue l'épaule. Lui demande de « dire merci au monsieur ». Qu'elle se taise, la mégère en trench-coat. Si ta bouche était restée fermée, tu l'aurais écouté, ce remerciement inaudible qui m'a traversé.

/ Ils descendent au prochain arrêt. Je les vois quelques secondes par la fenêtre. La mère lui arrache le papillon, le fourre dans la poubelle et agite son doigt raide devant le visage de l'enfant. Je n'entends pas ce que ces lèvres éructent. Je le devine : « C'est sale, il ne faut pas toucher, on ne prend pas ce que donne un inconnu, on ne parle pas aux inconnus ». Alors pourquoi lui ordonner de me dire merci, connasse, pourquoi ne pas le laisser me répondre avec les yeux, avec le cœur, avec les gestes, avec tout ce que l'hypocrisie qui dégouline de tes traits refaits ne peut pas imiter.

/ Voilà pourquoi je ne suis pas heureux, Natsumi. 

Les Anges ne vont pas en EnferOù les histoires vivent. Découvrez maintenant