====chap3.0====

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#include <Il y a plusieurs manières de se tuer : l'une est d'accepter absurdement de vivre. LOUIS ARAGON>

TIME / Hiver 2050 / "Présent" -1 jour /

// Je somnole. Limbes GRIS. La couette moite se colle à ma chaire. J'attends mon éveil. Il ne vient pas. Ça fait des années que je l'attends. Je tends le bras, allume le poste radio cubique qui fonctionne encore par un miracle que le temps lui a accordé. Il est laid, j'aime sa forme franche et ce son grésillant. Il déforme les timbres humains pour les rendre robotiques. Tout l'inverse de ce qui se vend de nos jours.

*Scandal après l'enlèvement de la fille du milliardaire Edouard Frent par des militants Anti-technologistes radicaux. Alors qu'une demande de rançon a été directement adressée au créateur du géant Ikido, celui-ci aurait refusé l'échange. Il aurait expliqué que les dépenses mettraient en péril le fonctionnement de sa société. Face à ce retournement de situation inattendu, les kidnappeurs ont rétorqué par la violence et diffusé un film horrible où l'on peut voir la fillette, visage en sang, supplier son père de se plier à leurs exigences.*

/ Je coupe la voix sensas de la journaliste. Je me sens profondément déçu. Apercevoir un peu plus la NOIRCEUR de l'Homme est épuisant. Je n'irai pas travailler aujourd'hui non plus. Je flambe le mégot que je n'ai pas fini hier. Le plafond est jaunâtre, taché de nicotine. J'imagine des formes fantastiques dans la fumée qui s'élève. Baleine, volute de vague, arbre centenaire, mouton défrisé, éléphanteau ailé... Fondus dans le GRIS de la vapeur toxique.

/ Debout. Boire seul c'est triste, alors je vais boire avec la solitude. Je sors deux verres de sous la table. L'un d'eux est sale, mais peu importe. Le sucre rend la glace collante, je reste quelque seconde à regarder les filaments de glucose tenter de retenir mon doigt. Inévitablement, ils finissent par se briser et retomber lentement pour retrouver leur point de départ. Est-ce que je suis dans cette phase ? Pourrais-je retrouver mon point de départ ?

/ Les deux vodkas se font face. Aussi incolores l'une que l'autre. Pâles. Invisibles et pourtant réelles. Y a-t-il d'autres choses réelles qui sont invisibles ? Je prends le verre. Tends l'autre à la solitude. L'effluve d'alcool fait frémir les narines. Je déteste ça. Je l'avale d'un trait. Amertume. La chaleur factice descend. Gorge, œsophage, estomac. L'amertume reste, la brûlure s'atténue. Envie de gerber. Comme la solitude ne boit pas, j'avale sa part et nous ressers.

— À ta santé, grand frère !

/ J'abandonne le verre vidé. Il ne sert à rien. Je prends la bouteille et grimpe à l'étage. L'Atelier est triste. Je chope une toile, la plaque sur le parquet, et je la griffe de fusain, la frappe de charbon. Tout est NOIR. NOIR et GRIS. C'est laid. C'est laid et c'est vide. Je n'aime que le figuratif, l'abstrait me fatigue. Alors pourquoi je m'échine sur ce bout de papier ciré ? Pourquoi le maltraiter sans but, sans sens ? J'arrête. Vodka.

/ Est-ce que j'existe ? Je ne suis rien pour personne, alors, est-ce que j'existe ?

— J'existe, putain ! J'existe !

/ J'attrape une bombe de peinture NOIRE. La secoue. La bille résonne mollement. Pleine. Elle est pleine. Je descends l'échelle, agrippe mon sac et la fourre dedans. La vodka aussi. Je sors. La solitude me suit. Je claque la porte. Tourne la clé. J'aime ce cliquetis. Descends les escaliers. Dehors. Dehors, le sol sale m'inspire le même dégout quotidien. Le Soleil semble me fuir. Liquide, le ciel s'égoutte. Atmosphère poisseuse. Je remonte la ville. Je ne la regarde pas. Il n'y a que des rues, des rues et l'ombre des humains qui la parcourt. Je ne les vois pas. Ils n'existent pas.

/ J'existe. J'existe et je le prouverai. La rue vacille sous mes pieds. Mes pieds vacillent sous mon buste. C'est ma tête qui vacille. Je n'ai jamais tenu l'alcool. Je pense à cet homme, Frent, je pense à sa lâcheté putride. John Joos disait que rien ne remplacerait jamais l'humain pour l'humain. Il avait tort. Visiblement le fric, ça remplace. L'humain est sale.

/ J'existe. Je sais où mes pas me mènent. Je sais pourquoi j'y vais. Je sais que ma colère est pure, que ma volonté est juste.

/ Je vacille. C'est la haine qui anime ma marionnette. Mais le chemin est simple, le palace de Frent est tout en haut, dans l'ancien hôtel de ville qui domine la place d'Armes. Poitiers a changé depuis les années 2000 que les panneaux numériques s'évertuent à imager. Grand'Rue n'est plus la seule à grouiller de magasins inutiles. Et les lampadaires vintages jalousent désormais la puissance des néons bioluminescents. Je me plais à imaginer ces pierres si Frent n'avait pas été du coin. Peut-être aurions-nous toujours des ruelles d'une classicité reposante. Peut-être que son fric puant ne se serait pas déversé dans les poches des habitants avares. Tous ici, nous vivons grâce à lui, grâce au rayonnement de sa société artificielle.

/ Au tournant de l'église Notre-Dame, je remarque qu'une nouvelle vitrine d'Ikido se fait accoucher à l'endroit de l'ancienne boulangerie. Poitiers devient son magasin, sa propriété intégrale. Et le scandale de l'enlèvement de sa fille va s'éteindre dans l'hypocrisie générale. Le suicide de sa femme, déjà, avait subi un désintérêt répugnant. Maintenant, c'est sa pauvre gamine qui reçoit l'expérience de la cruauté humaine.

/ Place d'Armes. Les platanes dominent à peine le clocher morose de l'habitat du connard. Les cafés d'antan sur les flans de l'esplanade ont été transformés en musée de la technologie. Seul le petit cinéma garde sa place au prix lâche de ne diffuser que des films sur le digital. Le Temple de l'Immatériel attire les touristes. Ça pullule. Au milieu de cette agitation de corps dont je ne devine que les formes, je m'assois. Face aux pierres.

/ Et, assis, je le reste. Jusqu'à ce que je me lève. 

Les Anges ne vont pas en EnferOù les histoires vivent. Découvrez maintenant