====chap2.0====

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#include <L'enfer est vide, tous les démons sont ici. WILLIAM SHAKESPEARE>

TIME / Printemps 2037 / "Passé" /

//J'ai huit ans, peur et le rêve de partir. Je sais qu'ailleurs, on n'entend pas les mêmes bruits. Je sais qu'ailleurs, les bombes ne pleuvent pas. Je sais qu'ailleurs, ma mère ne pleurerait pas.

/ Il est tôt, le ciel est pur comme l'eau fraîche. BLEU. Les oiseaux ne font pas de buée quand ils chantent. L'atmosphère est pourtant si froide. Je pousse sur mes orteils pour voir un peu mieux par la fenêtre au volet mi-clos. Maman n'aime pas que je regarde dehors, elle dit que je pourrais voir des choses qui font au cœur. Elle n'aime pas que je sois trop près des fenêtres. Mais les rues sont belles quand elles sont calmes.

/ Un tir.

/ Je sursaute. Je me tasse, j'ai peur que mon front dépasse de l'ouverture. Et si on me tire dessus ? Qu'est-ce que ça fait de mourir ?

/ Les oiseaux ne chantent plus. Les bottes tapent déjà le goudron. Le froissement des tissus gras des soldats. Les petits bruits aigus des objets métalliques.

/ Des tirs.

/ Le crépi est granuleux. Ça me fait mal de serrer aussi fort le mur. Je ne sais pas pourquoi je reste à regarder. Je sais ce qui va se passer. Je sais que les combats vont commencer.

/ Des tirs.

/ Partout.

/ Bruits assourdissants des balles qui fusent.

/ J'ai mal au cœur.

/ Des hommes passent devant ma fenêtre. Ils ont des châles devant le nez, je ne vois que leurs yeux. Est-ce qu'ils sont de notre côté ?

/ C'est quoi notre côté ?

/ Je me tasse un peu plus. Ça me chauffe les mollets de tenir sur la pointe des pieds. Mon poignet craque, un des soldats me voit. Il a les yeux VERTS, écarquillés, ils ressortent sur sa peau sombre. Il ressemble à mon père. Ses pupilles sont toutes dilatées, il n'a pas de haine dans le regard, mais plus de peur que moi. Il me fait signe de partir. Il tient une arme longue et lourde qui ressemble aux tuyaux de sous l'évier. Il s'agenouille et regarde ailleurs. Il a peur. Mon cœur bat fort.

/ Les tirs sont très proches. Je recule. Je tombe du petit tabouret, atterrit sur les fesses. Dehors, les Hommes crient.

/ Je rampe sous mon lit. Mon genou cogne dans la ferraille des pieds. Ça fait mal. Une balle touche le mur juste à côté de la fenêtre. Elle ne traverse pas. Je mets mes mains sur mes oreilles. Elles sont moites, ça me fait un drôle d'effet quand mes paumes se décollent un peu de mon crâne. J'ai l'impression d'être sous l'eau. Le sol est froid.

/ Il y a une araignée sous le sommier. Elle me fixe de tous ses yeux, sans bouger, dressée sur ses longues pattes poilues. J'ai peur. Mes dents sont serrées. Les tirs sont vraiment proches. L'araignée me regarde, pétrifiée. Peut-être qu'elle a peur, elle aussi.

/ Quelque chose perce le carreau. La vitre éclate. Je pleure. Maman m'appelle depuis le couloir, sa voix déformée par mes mains. Elle crie mon nom. Le parquet vibre sous sa course lourde. Elle ouvre la porte, s'époumone à hurler qu'on doit partir. Je ne peux pas bouger.

/ Pétrifié, comme l'araignée.

/ Une main se referme sur ma cheville. Elle me tire de sous le lit, la peau de mon menton et mes avant-bras râpent sur le bois. Elle attrape mon poignet et m'entraîne dans le couloir. Mon grand frère est prisonnier de son autre main. Il me regarde, inquiet. Maman prend la poignée de la porte d'entrée. Les carreaux sont opaques, on ne peut pas voir dehors. Elle se baisse à notre niveau, son visage mat est si blanc.

— On va courir, d'accord ? Un bus va nous évacuer, il passe dans la rue juste à côté. Regardez pas autour. Regardez-moi, d'accord ?

/ Soan et moi faisons un timide signe de tête. La figure de Maman est toute tendue. C'est la première que je remarque qu'elle a une ride, toute fine, entre ses deux sourcils. Elle ouvre la porte puis rattrape la main de Soan. Une lumière ORANGE éclaire le mur tapissé.

/ Le bruit est violent. Elle nous traîne dans la rue. Je me cache une oreille et me concentre sur mon petit poing entre ses longs doigts. Les Hommes crient. Je ferme les yeux et continu de courir. Quelque chose arrête mon pied. Je trébuche et m'étale sur un corps. C'est un homme âgé pour être en tenue militaire. Il a du sang sur le thorax, de la poussière dans les cheveux, de l'eau sous les yeux. Je ne sais pas s'il est mort.

/ Maman prend mon épaule pour me forcer à me lever. On tourne dans la rue d'à côté. Je ne peux pas m'empêcher de voir la guerre. Je me tourne vers Maman. Elle me jette un regard pour me donner du courage. Des balles perdues frappent des endroits aléatoires. Je ne sais même pas où sont les tireurs ni de quels camps ils sont.

/ La seule chose que je sais, c'est que ma mère se fige et bascule en avant.

/ La seule chose que je sais, c'est qu'il y a une tache ROUGE sur la peau de sa nuque. Une tache ROUGE et NOIR qui s'enfonce dans sa chaire ouverte.

/ Et je tombe à genou.

/ Soan attrape mon t-shirt de ses doigts gourds et me tire vers le croisement. Je ne pleure plus. Lui n'a toujours pas versé une larme. Les yeux exorbités, il se contente de nous amener jusqu'au bus, sans plus réfléchir, sans plus ressentir. Il y a cette odeur de sang et de poudre. De morts et de ruines.

/ Envie de vomir.

/ D'autres courent, ils s'engouffrent dans le bus qui vient de s'arrêter au bout de la rue. Soan court plus vite que moi, il arrive quelques secondes avant mais il n'est pas rentré. Planté devant les portes, il contemple les habitants agglutinés. Si agglutinés qu'il ne peut pas rentrer.

/ Je me mets à côté de lui. Il me prend la main. Les gens nous regardent, honteux de voler la place à des enfants. Mais ils ont envie de vivre, et ici n'est décidément pas l'endroit pour. Une passagère nous scrute. Elle trimbale un sac à dos qu'elle tente de garder contre elle. Le conducteur crie qu'il va fermer les portes. La fille balance son sac.

— Je peux prendre un de vous dans les bras.

/ Je regarde mon frère. Il a l'air grave. Il sort une pièce de monnaie de sa poche.

— Pile pour toi, face pour moi.

/ Il lance la pièce. C'est un jeu que nous avons tellement fait. Je la regarde tourner alors que les explosions sont toujours plus proches. Élégant éclat de métal dans le ROSE de l'aube.

/ J'attrape la pièce, la retourne et la colle sur mon bras.

— Vite ! s'écrie la fille alors que les portes automatiques tentent de se frayer un passage entre les corps condensés.

/ Pile.

/ Je serre les poings, Soan me pousse vers le bus puis disparaît dans le bâtiment d'à côté. La fille m'attrape par le torse et me hisse dans ses bras. La porte vitrée se referme sur une mèche de mes cheveux. La foule nous pousse contre l'ouverture. Dans mon poing reste enfermée la pièce qui a déterminé nos vies. Je la perdrai, cette pièce, dès que les portes automatiques se rouvriront, dès que la cohue nous entraînera au-dehors.

/ Pour l'heure, collé au Plexiglas, je ne peux pas détourner le regard de dehors. Je ne peux que voir la mort, la haine, l'absurdité des combats. Les cadavres, le sang, les armes, la chaire éclatée par les grenades. Je prie pour qu'aucun tir ne touche notre bus. Derrière ma tête, j'entends la fille pleurer. Elle murmure en boucle qu'elle est désolée. Je ne lui réponds pas. Mon père est l'un de ces gens en uniforme. Ma mère est morte. Mon frère le sera bientôt. Qu'est-ce que je pourrais lui dire ?

/ Un bâtiment explose. Je crois bien que c'est vers chez nous. Je pense à l'araignée. A-t-elle eu le temps de partir ?

/ La fille dégage une de ses mains pour la poser sur mes yeux. Je ne distingue plus que du NOIR et le visage de ceux que je ne verrai plus se dessiner dans l'obscurité. Derrière sa paume épuisée, mon monde est devenu GRIS.

— Je suis désolée.

Les Anges ne vont pas en EnferOù les histoires vivent. Découvrez maintenant