#include <Il faut commencer par éprouver ce qu'on veut exprimer. VINCENT VAN GOGH>
TIME / Hiver 2052 / "Présent" +752 jours /
— C'est quoi pour toi l'Art ?
// Assis en tailleur contre la fenêtre, je n'ai pas besoin de lever la tête pour la regarder. Je la regarde déjà. Dans mon carnet, son profil se fait plus net et mon crayon GRIS accorde son trait à la réalité.
/ Natsumi est allongée sur une plaque de verre, couverte de mon pull pour ne pas qu'elle reste nue. Ses yeux BLEUS sont des morceaux de ciels qu'elle ne peut s'empêcher de tourner vers lui. Ses bras sont raides le long de son corps. Elle est sur une liste d'attente pour sa réparation depuis deux ans. Son bug ralentit son système. Elle préfère dire que son corps dépense inutilement de l'énergie. Elle ne peut pas marcher. Pas tenir debout. Parler est déjà un épuisant sacrifice de ses forces qu'elle consent à m'offrir.
— L'Art, c'est l'émotion.
/ Natsumi est une œuvre d'Art. Le ciel dans ses yeux aussi. L'Art existe-t-il pour un droïde ?
— Mon graphe sur l'Hôtel de Ville... Tu as vraiment été touchée ? Je veux dire, comme tu n'es pas humaine, est-ce que... c'était vraiment de l'émotion ?
/ Son regard quitte le ciel pour me rejoindre. Tristesse. Déception. Émotion. Je regrette.
— Ça fait une semaine que tu viens me voir, c'est la première question que tu me poses sur mes émotions. Si tu veux une réponse : je suis sensible à la solitude, à l'appréhension de l'inévitable, à mon impuissance, à la pourriture du monde. Ton art m'a fait brûler les yeux à en verser des larmes. J'ai été balayée par une rivière en crue glacée, une gifle de fer rouge. Je n'ai fait que regarder cette fille de peinture sur cette balance de peinture et ce fric de peinture. Ce n'est que de la peinture. Je ne suis qu'un droïde. Mais tout est sensible, Bilal. Je n'ai pas d'émotions, mais je ressens. Et tu m'as fait ressentir fort.
/ Je ferme le carnet. Je suis gêné. Sa manière de parler, ses mots bien articulés à la bonne place... Des mots que j'ai rêvé d'entendre. Pourquoi j'ai si froid ? Ai-je imaginé la chaleur sirupeuse de notre rencontre ? Je ne suis qu'émotions.
/ Et elle, qu'un putain de mecha.
— Ton monde est tellement différent du mien...
/ Mon monde. Où est-il ? Dehors les humains triment, je ne veux pas être un flocon dans leur avalanche. Je ne veux pas faire partie de leur monde. Ils sont si vides. N'y a-t-il que moi qui suis plein ? J'ai envie de crier nu en haut d'une montagne. De jouer du piano avec fougue. De peindre à m'en user les mains. De respirer l'odeur des pins et celle de la houle marine. J'ai envie de courir, dans les descentes et dans les escaliers, sur les toits et dans les marchés. La foule m'oppresse. Leur foule m'oppresse. J'ai envie de partir, et soudain Natsumi me semble très loin. Son monde n'est pas le mien. Son monde n'est pas celui que je cherche.
— Le monde est le même, c'est nos regards qui sont différents.
/ Tout sonne plus vrai dans sa bouche.
— Comment est le monde dans lequel tu vis ?
/ Je viens de sortir de taule, j'ai repris un boulot dans une nouvelle usine pour un centre de réinsertion professionnelle et, tous les soirs, je ressens ce besoin coupable de la retrouver. Comme si, à force de travailler comme un robot je me sens plus proche d'eux que des humains. Ils me dégoutent. Je me dégoute. Je préfère la simulation d'une compagnie à l'indifférence des Hommes. Je préfère une suite de code à la réalité. Je suis devenu ce que j'ai toujours critiqué.
/ Que je suis lâche...
/ Alors, comme hier, je garde dans ma poche la boite de biscuits irisée que j'ai apportée pour elle.
/ C'est stupide. On n'offre rien à un putain de mecha.
— Indifférent. Je les mets mal à l'aise, les gens. C'est comme de la pitié, mais avec du rejet. Comme si les humains me reconnaissaient instinctivement comme le fruit dégueulasse de la société qu'ils ont construite. J'incarne leurs vices, leurs doutes, et ça les fait fuir.
/ Elle rit. Et son rire sonne juste.
— Ces humains-là ont de mauvais yeux !
/ Son corps immobile gâche le plaisir de l'entendre. Un torse humain doit se tendre pour rire, se tordre pour parler. C'est la torsion, la torture du corps qui accouche de la beauté des sons. Comme la ronce garde ses mûres du rapt des gourmands. Il faut affronter les épines pour gouter au délice. Mais sa voix à elle est synthétique, et qu'importe les mots qui franchissent ses lèvres, ils ne viennent pas de son corps, mais des 0 et des 1 alignés dans sa carte mère.
/ J'effleure la boite irisée, on n'offre pas un objet à un objet.
— Si l'Art est une émotion alors l'artiste et celui qui la ressent avant de la transmettre. Ton dessin sur cette maison était plein de ta colère envers l'hypocrisie humaine, plein d'épuisement et de lassitude. Plein de courage et d'espoir que quelque part, n'importe où, tes traits noirs entrent dans l'œil de quelqu'un, qu'ils passent par son cerveau, puis qu'ils entrent dans son cœur. Je n'ai pas de cœur, Bilal, mais je l'ai senti en moi, le Message, l'Art. Ton Art. Tu es l'une de ces personnes qui ont une âme profonde. Tu as un look de racaille avec un cœur de poète. Mais ceux qui n'ont pas l'œil relié au cerveau ne peuvent pas le voir.
/ Jamais un humain n'a été capable de m'adresser ces mots. J'effleure la boite irisée. Mais jamais un humain n'a été codé pour être affectueux.
/ Je dois partir. Avant que mes tristes pensées s'incarnent en rivière, avant qu'elle ne quitte son lit pour devenir inondation. Mes yeux sont donc liés à mon cerveau.
/ Je dois partir. Avant de basculer dans son monde.
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Les Anges ne vont pas en Enfer
Bilim Kurgu❊ Ce n'était qu'un droïde semblable à cent mille autres. Mais j'en ai fait mon amie, et elle est maintenant unique au monde. ❊ En l'an 2050, la mode est aux...