#include <Méditer la mort, c'est méditer la liberté ; celui qui sait mourir ne sait plus être esclave. SÉNÈQUE>
TIME / Hiver 2052 / "Présent" +759 jours /
// J'aime l'atmosphère de la place Notre-Dame en fin d'après-midi, en fin d'hiver. Le grincement de chaussures et les claquements des vêtements. La brise fraîche qui fait voler mes cheveux. Estivale. La musique jazzy qui sort des fenêtres entrouvertes. L'ombre BLEUE et la lumière JAUNE. Le silence calme des passants discrets. Paisible, revigorant. Le parfum poudreux des vieilles à la démarche cassée. Les bobos chics devant la biocoop. Les vélos sur les pavés. Les tables qu'on gratte, les papiers qu'on froisse, les couverts qu'on brasse.
/ Le froid ajoute du ROSE aux joues souriantes.
/ Une fille me dépasse, odeur de savon. Odeur des roulées. Odeur d'insouciance.
/ "Elle est jolie", je pense, sans oser me retourner vers elle. Puis je me redresse. Non. Ce n'est pas parce qu'elle est jolie que j'ai envie de me retourner. C'est parce qu'il y a quelque chose, accroché dans ses fils d'écouteurs balancés par sa marche souple, capturé dans ses drôles de cheveux courts et colorés, emmailloté dans ses mitaines de tricot arc-en-ciel, rapiécé dans ses collants en patchwork. Quelque chose que clame son sourire en coin.
/ Je suis libre. Je suis seule. Et je suis heureuse.
/ Je me retourne. Elle s'engage dans Grand'Rue puis tourne rue Scévole de Sainte-Marthe. La venelle s'illumine. C'est le moment qu'a choisi le Soleil pour s'y glisser. J'habite à Poitiers depuis des années. Je monte et descends Grand'Rue presque tous les jours pour aller travailler. Jamais je n'avais lu le nom de passage qui l'irrigue.
/ Est-ce ça, notre pouvoir d'être particuliers ? Notre pouvoir de rêveur. Avons-nous ce don merveilleux, presque artistique, pour vouloir faire regarder le monde à ceux qui nous croisent ?
/ Ont-ils ce don merveilleux.
/ Suis-je vraiment l'un d'eux ? Moi qui n'ai plus touché un pinceau depuis cinq an. Moi qui n'ose plus affronter la toile blanche. Moi qui ai peur de taguer à nouveau un crépi vide. Moi qui ne porte plus que d'amples vêtements GRIS que je ne prends plus le temps de choisir. Moi qui laisse mes cheveux se fondre d'année en année dans une sombre masse informe, pour qu'elle mange mon visage et m'aide à disparaitre. Moi qui ne suis plus qu'une ombre sur qui plus personne ne se retourne.
/ J'inspire l'effluve perdu par l'Arc-en-ciel. Elle sent la liberté.
/ Je reprends ma route, passe entre les tables ROUGES du Café des Arts puis derrière la nef de l'église Notre-Dame-La-Grande. Dans un coin des Halles couvertes, les skateurs raclent leurs planches et leurs genoux sur le sol granuleux dans un concert d'injures et d'exclamation. Un mec joue au yoyo sur le muret, clope au bec. Aux terrasses, on parle, on fume, on boit. Des teints, des stricts, dans sans styles, des petits, des grands, des sportifs, des artistes, des musiciens, des profs, des vieux, des jeunes, des sans âges, des antipathique, des intrigants, des transparents, des fiers, des discrets, des rieurs, des stoïques, des étudiants, des retraités. Tous heureux d'être assis dans cette douce fraîcheur de l'avant-soir.
/ Certains apostrophent bruyamment leurs connaissances, d'autres mangent leurs gâteaux en grelottant. Les gens de la ville sont tellement plus couverts que les campagnards. Tout emmitouflés dans leur manteau, cachés par leur bonnet et armés de leurs écharpes, ils se plaignent de ce semi-froid en admettant, au fond, que cette température les rend joyeux.
/ À l'arrêt de bus : deux jeunes femmes à l'orée de l'enfance. À droite, une gothique, jambes tatouées de toiles d'araignées, yeux charbonneux, lèvres NOIRES et piercing dragon. À gauche, une babe, robe écrue qui fleurit, châle ROSE, bagues dorées. Elle grelotte un peu dans les dix degrés ambiants. Assises à cinq centimètres l'une de l'autre, le regard croisé de l'une vers l'autre. Le Soleil les assemble. Un rire les assemble. Elles sont amies.
/ Est-ce cette même belle étrangeté qui se dégage de Natsumi et moi ?
/ Je continue. Rue de l'université. Quelques étudiants en sortent en gangs, l'air harassé. À côté de l'auto-école abandonnée : un magasin à la façade de bois roux. Une enseigne à l'ancienne se balance dans un grincement rouillé. J'entre.
/ La porte est reliée à un carillon de cuivre en forme d'oiseau. Ça sent le plastique chaud, le poil grillé et la cannelle. Il y a des étagères, beaucoup d'étagères, avec des perruques, beaucoup de perruques. Des brunes, des rousses, les bouclés, des raides, des ROUGES, des rases, des tressées, des soyeuses.
/ Derrière le comptoir de marbre, il y a un homme au nez crochu. Il doit avoir soixante ans. Excentrique. Son crâne nu est couvert de tatouages, sur son front une lune, sur ses jours des nuages. Il porte une pipe fumante à ses lèvres blafardes. Enrayé, il ne parvient même plus à tousser. Sa tentative se solde d'un râle répugnant, sec et râpeux. Il empoigne sa béquille, se lève. Sa jambe droite est comme tordue vers l'intérieur. Il boîte en poussant un interminable souffle rauque de mourant.
— Bonjour, je peux vous aider ? se reprend-il d'une voix étonnamment avenante.
— Je cherche une perruque.
/ Il me fixe de ses yeux pâles et rit. Crachant à nouveau ses poumons pendant quelques laborieuses secondes.
— C'est généralement ce que les gens viennent chercher ! J'espérais que vous veniez donner vos cheveux, à vrai dire... Les stocks sont toujours plus vides en hiver, les gens se les coupent en été.
/ Mes cheveux. J'explore un instant la possibilité de les offrir à Natsumi. Du bout des doigts, je tire l'une de mes mèches comme si elle ne m'appartenait pas. Le marron est laid. Uniforme. Sans reflet. Rien d'original ni d'éclatant. Les pointes sont cassées, fourchues. L'ensemble est rêche. Natsumi mérite mieux.
— C'est pour une amie, je justifie sans savoir pourquoi, je cherche quelque chose de lumineux. De joyeux.
— Courts, longs ?
— Longs.
— Frisés, bouclés, lisses ?
— Bouclés.
— Colorés ?
— De préférence.
— Rose, bleu, orange, violet, vert ?
— Arc-en-ciel.
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Les Anges ne vont pas en Enfer
Science Fiction❊ Ce n'était qu'un droïde semblable à cent mille autres. Mais j'en ai fait mon amie, et elle est maintenant unique au monde. ❊ En l'an 2050, la mode est aux...