Soixante-deuxième Chapitre

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[Dimanche 5 mars. Après de mains efforts cependant de plus en plus efficaces face au dôme, Heaven a demandé à ses amis de s'écarter pour ne pas la déconcentrer.]

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Je me concentre. Me calme, contrôle tranquillement ma respiration. Je garde mes yeux arrimés à la silhouette du roi, mon attention tournée sur le mouvement à peine perceptible du dôme lié à sa force vitale. Je dois le frapper en plein cœur, l'empêcher d'être aussi serein, aussi confiant en l'énergie qui règne en lui. Attaquer de front ne fonctionne pas. Attaquer tout court ne fonctionne pas.

Je fais partie de cette création, me répété-je en avançant enfin. Je fais partie de tout ce qui est face à moi et chaque particule de ce que j'affronte est en moi aussi. Il ne me fera pas combattre ce que je sais être au fond de moi. Il ne me fera pas craindre ce qui est au fond de moi.

J'avance et je ne lève pas les bras. Je laisse la lumière vaciller sur moi et plus je m'approche, plus je comprends ce que je dois faire. Les flammes qui enveloppent mon torse remontent sur mon visage, et je le laisse faire jusqu'à ce qu'elles m'éblouissent totalement. J'avance sans voir devant moi, sans savoir où je suis, aveuglée par mon propre pouvoir. Je ne serre pas les poings ni ne m'attends à frapper contre le vent. Je respire profondément, contrôlant chaque remous, chaque étincelle qui s'anime en moi. J'entends l'appel de ma magie dans le creux de mon ventre, je sens le frémissement du vent contre mes os. Je sens l'atmosphère s'épaissir mais au lieu de lutter contre elle, je la laisse m'étouffer. Je la laisse me repousser, mais je sens qu'elle ne me rejette pas. Sa force naturelle résiste, m'agrippe les jambes, les bras, veut me tirer en arrière comme on lui a ordonné de faire. Mais je continue à avancer, baignée dans ma lumière. Je continue à avancer et je sens ma poitrine se contracter, mes jambes flageoler, mes oreilles siffler de plus en plus fort. Je ne sais pas où je suis, ni si j'approche réellement du dôme. Je ne sais pas parce que je ne me concentre même plus sur mes pas. Je me détache de mon corps parce qu'il m'entrave, je me coupe du monde et de mes sensations pour n'être qu'une énergie, qu'un être de l'air qui rejoint son origine. J'écoute l'air frémir contre mes tympans, hostile, indomptable. Enfermé, prisonnier, jaloux de l'air qui vit dans mes poumons. Et je comprends à ce moment la façon dont il serais si simple de m'abandonner à la magie noire. De le laisser prendre tout l'air en moi, d'offrir le souffle de ma vie pour prendre la place du roi. Il suffirait que j'expire, là, maintenant, et je serai au cœur de sa création.

Mais je n'en ai pas besoin. Je ne m'oppose pas à la nature. Et crois que ça marche. Oui, je le perçois maintenant. Je ne me sens plus repoussée par l'air ambiant. Je ne sens plus mes jambes ni mes bras, j'ai les yeux ouverts dans des flammes immaculées et je ne suis rien d'autre qu'une force qui flotte, qui s'immisce dans les ondes du dôme. Je comprends maintenant. La façon dont il a pris le contrôle d'un élément qui permet la vie. La façon dont il repousse les ennemis avec lui car personne n'oserait entrer là où notre oxygène nous est arraché. Où, une fois qu'on est entrés, on ne peut plus sortir. Je sens que l'air se forme et se reforme, tantôt solide tantôt imperceptible. Il s'enroule et nous emprisonne à notre tour. Je sais que je suis allée plus loin que tout à l'heure car je le sens se refermer derrière moi, et je comprends que je ne peux plus retourner en arrière. Je perçois comme un écho, comme un cri étouffé de mon corps. Je sais que gorge se noue, mes poumons me brûlent, mon cœur cogne violemment dans ma cage thoracique mais je ne les entends pas. Je ne les écoute pas parce qu'ils ne font que réagir comme un ennemi le ferait. Je murmure au vent que je ne suis pas son ennemi, au dôme qu'il n'est pas invincible. Je lui dis combien j'aimerais qu'il soit libéré.

Le silence qui règne en moi est déroutant, impalpable, effrayant. Même le vent ne rugit plus à mes oreilles. Je sens ma respiration s'accélérer, et je sens mes sensations revenir alors que je me demande si je suis devenue sourde. Je ne laisse pas ma frayeur reprendre le contrôle, pas tout de suite, pas quand j'ai réussi à franchir la limite, pas quand j'ai atteint le cœur de sa création et que je n'utilise plus que la plus infime partie de moi pour avancer. J'aurais peut-être pu le détruire avec la magie. Mais Jorah fera comme moi. Jorah avancera en croyant profondément que rien ne peut l'arrêter, qu'il est supérieur à son frère et qu'aucune de ses créations ne pourra résister à sa soumission. Je crois que je le comprends. Pourquoi craindre ce qui nous définit ? Comme si on allait avoir peur de ne plus avoir d'air dans les poumons, de perdre le contrôle de notre corps. Comme si on allait avoir peur de l'air lui même. L'air n'appartient à personne. Il est nous et nous sommes lui.

Différente - T2Où les histoires vivent. Découvrez maintenant